Sorti de rien
Récit
sortie prévue le 3 octobre 2013
Récit
sortie prévue le 3 octobre 2013
EXTRAITS
- Le moment le plus lourd que j’aie traversé fut, à ma grande surprise, l’après-midi de grand soleil où je me suis engagée dans le chemin forestier qui mène au vieux château des Rohan. Plus je m’approchais de la maison forte et des remparts à demi écroulés qui l’encerclaient, plus je me sentais anxieuse. Pourtant tous les dix pas, ainsi qu’on me l’avait annoncé, je tombais sur les merveilleuses macles, frappées, comme on me l’avaitaussi promis, de leurs croix et de leurs losanges parfaits.
J’avais appris la veille qu’elles étaient censées donner force et décision à qui en portait sur soi. J’en ai ramassé une. Ça n’a pas amélioré mon état. J’ai même cru toucher le fond quand je me suis mise à chercher, derrière les fenêtres à meneaux de la maison forte, les restes de la chapelle réformée des Noirs. « C’est le Val Sans Retour des chevaliers de la Table ronde, me suis-je entendue penser. Tout ce passé, un labyrinthe. Je ne m’en sortirai jamais. »
L’endroit, c’est vrai, à l’image des hauts lieux de la geste d’Arthur, était aussi sinistre que somptueux. Les eaux placides de l’étang proche semblaient grosses d’une traîtrise ; au coeur de la maison forte, des poutres effondrées et vermoulues laissaient entendre que le reste de la charpente pouvait suivre d’une minute à l’autre. Les murs, sous l’effet de l’humidité, étaient d’un vert d’enluminure, brutal et venimeux comme celui qu’on voit aux dragons menacés du glaive de Perceval, Lancelot, Merlin l’Enchanteur. Pour tout dire, ça sentait le revenant.
Rien d’étonnant : depuis mon déjeuner chez Le Bourhis, j’avais fait des recherches ; et appris qu’à la fin du Moyen Âge plusieurs femmes avaient été séquestrées dans les donjons des remparts pour cause d’amours qui menaçaient la dynastie. Il y avait eu aussi des morts violentes, des exécutions, des assassinats ; et, bien entendu, toutes sortes d’ennemis avaient été emprisonnés dans des culs-de-basse-fosse jusqu’à ce qu’ils en crèvent.
Le vent – un vent de printemps, bien doux, bien tranquille – s’est levé ; il a fait frémir, dans les arbres, les feuilles sèches d’un très lointain automne. Pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression que le temps se contractait et je me suis encore assombrie. « Je ne trouverai jamais, tout ce passé est trop lointain. Qu’est-ce qu’il y a à trouver, de toute façon ? »
Je suis ressortie de la maison forte. Mais après le désarroi, comme toujours, vint aussitôt la merveille : un rai de soleil, sur une macle, réveilla une traînée de cuivre et, fugacement, la métamorphosa en filon d’or. Mouvement désormais réflexe, je me suis demandé : « Mon père… Est-ce qu’il est venu ici, est-ce qu’il a vu ces pierres ? »
Imaginatif, curieux, fantasque comme je l’avais découvert dans les poèmes et récits qu’il avait écrits pendant sa captivité en Allemagne, c’était plausible ; je le voyais bien en maraude dans les parages, ne serait-ce que pour vérifier que les poissons de l’étang avaient bien leurs écailles frappées d’un losange et d’une croix, ainsi que tout le monde le disait dans le pays. Enfin le château des Salles, c’était le repaire et l’origine des Noirs. Mais connaissait-il seulement toute cette histoire ? Et maintenant qu’il était mort, comment savoir ? Même réponse que les jours précédents : « Trop tard. Plus jamais. »
La nuit fut encore plus courte que les précédentes, plus hantée aussi par les allées et venues de tout ce peuple d’ombres qui s’entêtait toujours à me parler sans me parler. Au matin, l’appétit coupé face à mon petit déjeuner, j’ai soupiré : « Ça ne peut plus durer. » Et j’ai décidé, comme on dit, de me « faire aider ».
Ma chance fut de tomber sur un homme qui savait tout des chemins où je m’étais risquée, au point que je l’aurais bien fait, dans la minute, président du Club des Amis des Traces. À ma plainte, il a répondu par un rire : « Mais ça se passe toujours comme ça quand on va voir les Esprits ! »
Les Esprits : on s’était compris. Il donnait à ce mot le même sens que moi : le poids de la lignée sur nos vies, les morts qui parlent en nous. Et leur entêtement à se faire entendre, à nous expédier des signes – en l’occurrence, l’angoisse qui venait de me prendre à ses filets.
Car les messages des morts, rien à voir avec ceux qu’on prête aux esprits frappeurs des tables tournantes ; non plus qu’aux ectoplasmes en tout genre qu’a forgés l’imagination humaine. Ceux-là, comme leur nom l’indique, ne sont qu’enveloppes vides. Partie sur les traces de mon père, je ne cherchais pas un fantôme, mais un être de chair et de sang. Il me fallait l’extirper de l’invisible, seulement forte des quelques éclats de mémoire que je venais de réunir. Mais je devais aussi, pour lui rendre chair et sang, cesser de dévider à l’infini la pelote du passé. Me mesurer à l’absence, la provoquer en duel, noircir les blancs laissés par la parole. Habiter, à mots nus, les silences des lettres, des carnets, des photos, des lieux, des récits.
Donc maintenant, reconstitution.