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LES ILES BRETONNES
Le 19 janvier 2011
LES ILES BRETONNES / Paru dans Match en juillet 2009
Ile : dans ma Bretagne natale, on prononçait le mot avec vénération. Comme on disait « rêve ». Ou « été ». Ou « espoir ». Ce mot d’île, il nous venait toujours vers la fin juin, avec l’envie de fuir la vie petite, étroite. Et l’évidence qu’on ne partirait pas en vacances, faute d’argent. Alors ma mère disait : « Si on prenait le bateau ? Si on allait à Groix ? » Dès l’annonce de l’expédition, je ne tenais plus en place. Mon père s’amusait : » Normal ! Qui voit Groix voit sa joie ! »
Et lui, le Breton des terres, qui redoutait la mer au point de n’y entrer jamais qu’à hauteur de ceinture, il égrenait dans la foulée, tel un capitaine recru d’embruns et de quais, le plus célèbre dicton des marins d’Armorique: « Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine, qui voit Sein voit sa fin, qui voit Groix voit sa joie, qui voit Belle-Ile voit son île ! » Aussitôt, tout aussi rituelle, ma mère corrigeait : « Non, qui voit Groix voit sa croix ! Quand ça vente, les chalutiers ne sont pas sortis d’affaire avant Belle-Ile ! »
Elle aurait pu faire autorité: après tout, c’était une « fille de la côte et son nom de jeune fille l’y autorisait amplement : Martelot, autrement dit « martolod » — en breton, le marin. Mais à chaque fois, tout terrien qu’il fût, mon père tranchait: « Mais non, ce n’est pas croix qui rime avec Groix, c’est joie» ! » . Ma mère choisissait de se taire : il était si heureux de partir là-bas. Si persuadé, comme moi, que l’île allait repeindre de neuf l’âpreté de notre quotidien. Et il n’avait pas tort : le temps d’une journée, Groix faisait tout ce qu’elle pouvait pour qu’on y croie. En affichant dès Port-Tudy, où accostait le bateau, son clocher coiffé, non d’un coq, mais d’un thon ! Jusqu’à la pharmacie du port qui nous la jouait « Alice au Pays des Merveilles » en nous proposant, à côté des obligatoires crèmes solaires, des pellicules-photo, des bonbons ultra-sucrés, pas médicinaux pour un sou, des jeux de plage, des bouées-canards … Une heure de marche plus tard, au bas d’un raidillon si abrupt que je l’ai vu péter plus d’un frein de vélo, surgissait la splendeur que j’attendais: une longue grève de sables roses en forme de boomerang.
« La seule plage convexe d’Europe ! » fanfaronnaient les gens de Groix — les « Grecs » comme on les surnomme toujours en rade de Lorient, alors qu’une bonne part de ses habitants descendent des envahisseurs vikings, comme l’ont prouvé les drakkars exhumés là-bas. Façon de dire, sans doute, à quel point les îliens, à Groix comme à Batz, Molène, Arz ou Hoüedic, sont fais d’un autre bois que les gens du continent ; et du reste, il y a quelques années, quand une tempête d’hiver a cruellement englouti ma magique « plage-boomerang » , personne à Lorient ne s’est étonné : encore une histoire d’îles ! Dans le commentaire, pas une once d’hostilité. Rien qu’une manière de signifier que tous les cailloux livrés aux grands vents de la mer celtique sont mondes à part, peuplés d’hommes et de femmes d’une force d’âme incomparable.
Bretagne ultime, ces îles, Bretagne superlative. Au point que nous, les Bretons du continent, quand nous singeons les touristes et que, le temps d’un dimanche d’été, nous nous en allons tâter du sable des îliens, goûter à leurs crevettes et nous réchauffer dans leurs bistrots, nous gardons toujours en tête que leur vie, derrière leurs courants méchants, tient à un courage infiniment plus grand que le nôtre, pareil à la veille obstinée de leurs phares, calqué sur la féroce résistance de leurs falaises aux ouragans qui les assaillent si souvent — d’où leur volonté farouche de défendre l’environnement.
Et pourtant, de Bréhat à Belle-Ile, à peine quelques milliers de femmes et d’hommes à rester fidèles au poste, alors même qu’au fil des ans, les menaces ne cessent de croître : multiplication des pétroliers, exagération des phénomènes climatiques, fonte des glaces polaires qui accélère l’effritement des roches — de Sein à Belle-Ile, leur destruction, après les tempêtes d’hiver, se fait visible à l’œil nu. Enfin, plus pernicieuse encore, l’érosion humaine qui, peu à peu, hors l’été, vide les îles de ses jeunes et transforme ses bourgs en villages-fantômes. Dès septembre, les volets scrupuleusement repeints de bleu et blanc restent sévèrement verrouillés sur les vacances défuntes.
Ou quand les persiennes sont ouvertes, c’est trop souvent pour éclairer la vie amenuisée de vieux qui s’accrochent aux landes et aux grèves de leur lointaine enfance, patrons-pêcheurs retirés du métier, anciens de la Royale ou de la marine marchande. Ou, plus souvent encore, veuves qui continuent de ressasser derrière leurs vieux rideaux les souvenirs du temps des sardiniers, des coiffes et de la dernière guerre, famine, blockhaus et bruits de bottes. Histoire d’éviter de penser qu’en cas de pépin, attaque cérébrale ou col du fémur fracassé, ce n’est pas l’ambulance qui les sortira de là, mais l’hélico — encore heureux si çà n’arrive pas par un jour de coup de chien, parce qu’alors…
D’autant plus fascinants dans leur attachement à leur bout de roc, ces îliennes et ces îliens, que si d’aventure deux étés d’affilée sont moins radieux que les précédents, les touristes leur tournent le dos. Trois rayons de soleil en moins et deux averses en plus, c’en est fait : voilà qu’on ne les trouve plus du tout pittoresques, eux, leurs pen-ty, leurs barcasses et leurs casiers à homards. En parfait gogo qu’il est, l’amateur de bronzette à tout-va grimace devant toutes les merveilles qui continuent pourtant de s’offrir à ses yeux, les jardins de palmiers et d’hortensias de Bréhat et de Batz, les lagons turquoise des Glénans, les troupeaux de phoques qui hantent les criques de Molène. Au premier grain venu, il fuit comme spectacles d’épouvante les criques écumeuses d’Ouessant, leurs dauphins en maraude et les horizons au ras des flots de l’époustouflante Sein, croyant sa fin venue, quand il s’en retourne à Brest, au seul nom du Fromveur ( « Passe de la grande Frayeur ») . A croire qu’avec le grain, le tsunami du siècle va lui déferler dessus ! A la première averse, mêmes les sentiers côtiers de l’accueillante Belle-Ile lui flanquent la chair de poule… alors que Monet, lui, ignorant de l’huile solaire, et qui n’avait d’yeux que pour celle de sa palette, trouvait sa divine inspiration jusque dans le crachin ! Tandis qu’à la Pointe des Poulains, vaillante comme d’habitude, Sarah Bernhardt, pour oublier sa jambe de bois, tentait de couvrir de sa voix le fracas de l’océan …
Mais en nos temps de jouissance immédiate et du zapping à tout-va, la beauté du monde ne se mange même plus en salade. Dès que la météo estivale, une semaine d’affilée, donne dans la dépression , les rotations des navettes entre le continent et les îles sont divisées par deux, les petits restaus de fruits de mer courent à la faillite, les chambres d’hôtes mettent la clef sous la porte. Et tout ce qui reste de sang un peu vif dans les îles —les passionnés des fermes marines, des laboratoires de maîtrise de l’énergie, les concepteurs des conservatoires de la bio-diversité, les aniameurs des cafés-librairies, toutes ces grandes et petites initiatives îliennents qui ambitionnent de transformer ces réservoirs d’imaginaire que demeurent les îles bretonnes en citernes bien d’espérances bien pragmatiques pour les occupants de la planète — se désespère et se tarit.
Faute d’argent, où vont passer les rêves de tous ceux qui, sur ces cailloux perdus entre les courants les plus violents de l’Atlantique Ouest, veulent sauver d’une destruction annoncée des végétaux aussi précieux que le silène maritime, le lotier corniculé, la spergulaire des rochers, ou des oiseaux tels que les pétrels des tempêtes ou les puffins des Anglais, épargnés on ne sait trop comme par les désastres pétroliers et pareils, dans leur entêtement à survivre, à tous ces dauphins, requins-pélerins et espèces poissonneuses les plus variées qui hantent les immenses champs de laminaires qui précèdent les grands fonds — si précieuses, elles aussi, ces gigantesques prairies d’algues, que l’UNESCO les a classées réserve de la biosphère mondiale …
Mais bien joli, tout çà, entend-t-on, aussi murmurer dans les îles par temps de crise, seulement, s’il n’y a plus de jeunes, ici, plus de naissances, plus d’argent, le médecin va-t-il rester pour nous soigner? Et le rectorat va-t-il maintenir l’école primaire? D’autant que, tare supplémentaire aux yeux du touriste, pas de tape-à-l’œil dans les îles,— forcé, la mer ne ment jamais ! Seul grand zinzin, deux fois par jour : celui de la marée. Et unique boucan, celui du vent.
On se souvient alors que dans « île », il y a isolement. Solitude morale, autant que géographique. Et sur ces rochers-sentinelles de l’Europe, tellement maigrela population en place pour les défendre, au quotidien et à l’année … Si Belle-Ile, l’île-paquebot, compte 5000 habitants, Groix 2323, Ouessant 951 et Batz 596, Houat n’en dénombre que 343, Bréhat 318, Molène, 271, Sein, 239,et Houëdic, sur son caillou en forme de canard, 101…
Alors que faire ? Remiser les projets et les rêves à fond de cale, les laisser s’envaser, telles des épaves, au cimetière des illusions ? Ou imiter ces confetti de granit ou de schiste qui, crise ou pas, têtus, continuent de faire leur métier d’île : tenir, contre vents et marées ? Mais vous avez déjà compris que leur survie tient autant qu’à vous qu’aux tenaces Bretons qui s’y arriment.
Alors, toutes affaires cessantes, prenez le bateau et laissez-les vous tomber dessus, qu’il pleuve ou qu’il vente, avec leur splendeur constamment réinventée : marées fuyardes, vieux lavoirs nichés au creux des jungles d’ajoncs, phares jamais lassés de trouer les nuits venteuses, suroît qui transporte où qu’il aille l’écorchure du sel, sables où l’océan, soudain, fait côtoyer des filons d’eau vert jade avec l’outremer des abysses, et la plage, d’un seul coup, choisit de se faire matricielle — impossible, vous allez voir, d’ouvrir plus grand les bras. Opale, nacre, vert de menthe, brocart d’argent, pourpre puissant du couchant ou gris-rose de l’aurore, le charme y est resté le même qu’aux temps de mon enfance : mer à l’image des contes, à robe couleur de temps. Comme à l’époque d’Arthur et de Morgane, l’Autre Monde vous attend. Sauf qu’il est vivant, celui-là, passionné, exalté, exaltant. Prêt à vous laver de la vie maigre du continent. Par cette grâce essentielle: la beauté du vrai.
Ile : dans ma Bretagne natale, on prononçait le mot avec vénération. Comme on disait « rêve ». Ou « été ». Ou « espoir ». Ce mot d’île, il nous venait toujours vers la fin juin, avec l’envie de fuir la vie petite, étroite. Et l’évidence qu’on ne partirait pas en vacances, faute d’argent. Alors ma mère disait : « Si on prenait le bateau ? Si on allait à Groix ? » Dès l’annonce de l’expédition, je ne tenais plus en place. Mon père s’amusait : » Normal ! Qui voit Groix voit sa joie ! »
Et lui, le Breton des terres, qui redoutait la mer au point de n’y entrer jamais qu’à hauteur de ceinture, il égrenait dans la foulée, tel un capitaine recru d’embruns et de quais, le plus célèbre dicton des marins d’Armorique: « Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine, qui voit Sein voit sa fin, qui voit Groix voit sa joie, qui voit Belle-Ile voit son île ! » Aussitôt, tout aussi rituelle, ma mère corrigeait : « Non, qui voit Groix voit sa croix ! Quand ça vente, les chalutiers ne sont pas sortis d’affaire avant Belle-Ile ! »
Elle aurait pu faire autorité: après tout, c’était une « fille de la côte et son nom de jeune fille l’y autorisait amplement : Martelot, autrement dit « martolod » — en breton, le marin. Mais à chaque fois, tout terrien qu’il fût, mon père tranchait: « Mais non, ce n’est pas croix qui rime avec Groix, c’est joie» ! » . Ma mère choisissait de se taire : il était si heureux de partir là-bas. Si persuadé, comme moi, que l’île allait repeindre de neuf l’âpreté de notre quotidien. Et il n’avait pas tort : le temps d’une journée, Groix faisait tout ce qu’elle pouvait pour qu’on y croie. En affichant dès Port-Tudy, où accostait le bateau, son clocher coiffé, non d’un coq, mais d’un thon ! Jusqu’à la pharmacie du port qui nous la jouait « Alice au Pays des Merveilles » en nous proposant, à côté des obligatoires crèmes solaires, des pellicules-photo, des bonbons ultra-sucrés, pas médicinaux pour un sou, des jeux de plage, des bouées-canards … Une heure de marche plus tard, au bas d’un raidillon si abrupt que je l’ai vu péter plus d’un frein de vélo, surgissait la splendeur que j’attendais: une longue grève de sables roses en forme de boomerang.
« La seule plage convexe d’Europe ! » fanfaronnaient les gens de Groix — les « Grecs » comme on les surnomme toujours en rade de Lorient, alors qu’une bonne part de ses habitants descendent des envahisseurs vikings, comme l’ont prouvé les drakkars exhumés là-bas. Façon de dire, sans doute, à quel point les îliens, à Groix comme à Batz, Molène, Arz ou Hoüedic, sont fais d’un autre bois que les gens du continent ; et du reste, il y a quelques années, quand une tempête d’hiver a cruellement englouti ma magique « plage-boomerang » , personne à Lorient ne s’est étonné : encore une histoire d’îles ! Dans le commentaire, pas une once d’hostilité. Rien qu’une manière de signifier que tous les cailloux livrés aux grands vents de la mer celtique sont mondes à part, peuplés d’hommes et de femmes d’une force d’âme incomparable.
Bretagne ultime, ces îles, Bretagne superlative. Au point que nous, les Bretons du continent, quand nous singeons les touristes et que, le temps d’un dimanche d’été, nous nous en allons tâter du sable des îliens, goûter à leurs crevettes et nous réchauffer dans leurs bistrots, nous gardons toujours en tête que leur vie, derrière leurs courants méchants, tient à un courage infiniment plus grand que le nôtre, pareil à la veille obstinée de leurs phares, calqué sur la féroce résistance de leurs falaises aux ouragans qui les assaillent si souvent — d’où leur volonté farouche de défendre l’environnement.
Et pourtant, de Bréhat à Belle-Ile, à peine quelques milliers de femmes et d’hommes à rester fidèles au poste, alors même qu’au fil des ans, les menaces ne cessent de croître : multiplication des pétroliers, exagération des phénomènes climatiques, fonte des glaces polaires qui accélère l’effritement des roches — de Sein à Belle-Ile, leur destruction, après les tempêtes d’hiver, se fait visible à l’œil nu. Enfin, plus pernicieuse encore, l’érosion humaine qui, peu à peu, hors l’été, vide les îles de ses jeunes et transforme ses bourgs en villages-fantômes. Dès septembre, les volets scrupuleusement repeints de bleu et blanc restent sévèrement verrouillés sur les vacances défuntes.
Ou quand les persiennes sont ouvertes, c’est trop souvent pour éclairer la vie amenuisée de vieux qui s’accrochent aux landes et aux grèves de leur lointaine enfance, patrons-pêcheurs retirés du métier, anciens de la Royale ou de la marine marchande. Ou, plus souvent encore, veuves qui continuent de ressasser derrière leurs vieux rideaux les souvenirs du temps des sardiniers, des coiffes et de la dernière guerre, famine, blockhaus et bruits de bottes. Histoire d’éviter de penser qu’en cas de pépin, attaque cérébrale ou col du fémur fracassé, ce n’est pas l’ambulance qui les sortira de là, mais l’hélico — encore heureux si çà n’arrive pas par un jour de coup de chien, parce qu’alors…
D’autant plus fascinants dans leur attachement à leur bout de roc, ces îliennes et ces îliens, que si d’aventure deux étés d’affilée sont moins radieux que les précédents, les touristes leur tournent le dos. Trois rayons de soleil en moins et deux averses en plus, c’en est fait : voilà qu’on ne les trouve plus du tout pittoresques, eux, leurs pen-ty, leurs barcasses et leurs casiers à homards. En parfait gogo qu’il est, l’amateur de bronzette à tout-va grimace devant toutes les merveilles qui continuent pourtant de s’offrir à ses yeux, les jardins de palmiers et d’hortensias de Bréhat et de Batz, les lagons turquoise des Glénans, les troupeaux de phoques qui hantent les criques de Molène. Au premier grain venu, il fuit comme spectacles d’épouvante les criques écumeuses d’Ouessant, leurs dauphins en maraude et les horizons au ras des flots de l’époustouflante Sein, croyant sa fin venue, quand il s’en retourne à Brest, au seul nom du Fromveur ( « Passe de la grande Frayeur ») . A croire qu’avec le grain, le tsunami du siècle va lui déferler dessus ! A la première averse, mêmes les sentiers côtiers de l’accueillante Belle-Ile lui flanquent la chair de poule… alors que Monet, lui, ignorant de l’huile solaire, et qui n’avait d’yeux que pour celle de sa palette, trouvait sa divine inspiration jusque dans le crachin ! Tandis qu’à la Pointe des Poulains, vaillante comme d’habitude, Sarah Bernhardt, pour oublier sa jambe de bois, tentait de couvrir de sa voix le fracas de l’océan …
Mais en nos temps de jouissance immédiate et du zapping à tout-va, la beauté du monde ne se mange même plus en salade. Dès que la météo estivale, une semaine d’affilée, donne dans la dépression , les rotations des navettes entre le continent et les îles sont divisées par deux, les petits restaus de fruits de mer courent à la faillite, les chambres d’hôtes mettent la clef sous la porte. Et tout ce qui reste de sang un peu vif dans les îles —les passionnés des fermes marines, des laboratoires de maîtrise de l’énergie, les concepteurs des conservatoires de la bio-diversité, les aniameurs des cafés-librairies, toutes ces grandes et petites initiatives îliennents qui ambitionnent de transformer ces réservoirs d’imaginaire que demeurent les îles bretonnes en citernes bien d’espérances bien pragmatiques pour les occupants de la planète — se désespère et se tarit.
Faute d’argent, où vont passer les rêves de tous ceux qui, sur ces cailloux perdus entre les courants les plus violents de l’Atlantique Ouest, veulent sauver d’une destruction annoncée des végétaux aussi précieux que le silène maritime, le lotier corniculé, la spergulaire des rochers, ou des oiseaux tels que les pétrels des tempêtes ou les puffins des Anglais, épargnés on ne sait trop comme par les désastres pétroliers et pareils, dans leur entêtement à survivre, à tous ces dauphins, requins-pélerins et espèces poissonneuses les plus variées qui hantent les immenses champs de laminaires qui précèdent les grands fonds — si précieuses, elles aussi, ces gigantesques prairies d’algues, que l’UNESCO les a classées réserve de la biosphère mondiale …
Mais bien joli, tout çà, entend-t-on, aussi murmurer dans les îles par temps de crise, seulement, s’il n’y a plus de jeunes, ici, plus de naissances, plus d’argent, le médecin va-t-il rester pour nous soigner? Et le rectorat va-t-il maintenir l’école primaire? D’autant que, tare supplémentaire aux yeux du touriste, pas de tape-à-l’œil dans les îles,— forcé, la mer ne ment jamais ! Seul grand zinzin, deux fois par jour : celui de la marée. Et unique boucan, celui du vent.
On se souvient alors que dans « île », il y a isolement. Solitude morale, autant que géographique. Et sur ces rochers-sentinelles de l’Europe, tellement maigrela population en place pour les défendre, au quotidien et à l’année … Si Belle-Ile, l’île-paquebot, compte 5000 habitants, Groix 2323, Ouessant 951 et Batz 596, Houat n’en dénombre que 343, Bréhat 318, Molène, 271, Sein, 239,et Houëdic, sur son caillou en forme de canard, 101…
Alors que faire ? Remiser les projets et les rêves à fond de cale, les laisser s’envaser, telles des épaves, au cimetière des illusions ? Ou imiter ces confetti de granit ou de schiste qui, crise ou pas, têtus, continuent de faire leur métier d’île : tenir, contre vents et marées ? Mais vous avez déjà compris que leur survie tient autant qu’à vous qu’aux tenaces Bretons qui s’y arriment.
Alors, toutes affaires cessantes, prenez le bateau et laissez-les vous tomber dessus, qu’il pleuve ou qu’il vente, avec leur splendeur constamment réinventée : marées fuyardes, vieux lavoirs nichés au creux des jungles d’ajoncs, phares jamais lassés de trouer les nuits venteuses, suroît qui transporte où qu’il aille l’écorchure du sel, sables où l’océan, soudain, fait côtoyer des filons d’eau vert jade avec l’outremer des abysses, et la plage, d’un seul coup, choisit de se faire matricielle — impossible, vous allez voir, d’ouvrir plus grand les bras. Opale, nacre, vert de menthe, brocart d’argent, pourpre puissant du couchant ou gris-rose de l’aurore, le charme y est resté le même qu’aux temps de mon enfance : mer à l’image des contes, à robe couleur de temps. Comme à l’époque d’Arthur et de Morgane, l’Autre Monde vous attend. Sauf qu’il est vivant, celui-là, passionné, exalté, exaltant. Prêt à vous laver de la vie maigre du continent. Par cette grâce essentielle: la beauté du vrai.