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PORTRAIT D'EDDY MITCHELL
Le 22 janvier 2011
Portrait d’Eddy MITCHELL ( réalisé pour Paris-Match en novembre 2009 )
Bureau. Un vrai. Il s’y assied , très patron. A sa droite, un ordi dernier cri. Plus quelques dossiers. Rangés au cordeau, comme le reste. « Facile ! », s’amuse Eddy Mitchell avec son sens bien connu de l’auto-dérision. « Quand on n’est presque jamais là… »
N’empêche : hormis les photos de films en noir et blanc qui se détachent sur les murs tapissés de rouge, ce n’est pas du tout comme ça que je m’imaginais son univers. Au fait, je m’imaginais quoi? Un podium enfumé et lui au milieu, déchaîné parmi les batteries, comme sur les photos des Chaussettes Noires qui emballaient les chewing-gums de mes dix ans ? Mais je ne suis pas là pour appuyer sur la touche « Nostalgie ». Ce qui m’intéresse, c’est son « Grand Ecran », le magnifique album qu’il vient consacrer à des chansons extraites de bandes originales de films. Et à la décision qu’il vient de prendre : la tournée qu’il entamera dans l’hexagone fin 2010 sera la der des ders.
Je dévisage un moment ses traits de vieux routard, certes un peu las, mais parfaitement en forme. Rude architecture faciale dont il semble contrôler les signaux émotifs au millimètre. Je me dis qu’à la vérité, je sais très peu de choses d’Eddy Mitchell.
Ou alors, de lui, je connais cela seul qui compte : ses chansons, sa passion du cinéma, sa science de l’Amérique, enfin cet humour décalé qu’il applique à tout et à tous, à commencer par lui, histoire sans doute qu’on lui fiche la paix. Pari tenu : en cinquante ans de carrière, rien de sa vie privée n’a jamais filtré. Les amours, les emmerdes, il a tout fait dans la discrétion, enfants compris. Il consent tout de même à en dire quelques mots : deux filles et un garçon, 44,42 et 28 ans, tous épargnés du tintamarre du show-biz. Et casés depuis longtemps, l’aînée dans les relations presse d’un marchand d’art, le cadet dans la production de DVD tandis que la petite dernière, elle, s’occupe de sites web. Après des errements de jeunesse — les filles, la came, l’alcool — qu’Eddy Mitchell n’a jamais cachés mais sur lesquels il ne s’est jamais étendu non plus, tant leur banalité le fatigue, belle lurette qu’il est rentré dans les clous.
Franc du collier, il s’avoue maintenant très casanier. Et pourtant en dehors des voyages, qui le barbent, le papy-rocker est tout sauf plan-plan. Quand l’étoile montante du blues américain, Melody Gardot — rien que ça, whaaw ! — lui a proposé un duo, il a dit « oui » dans la seconde. Et lui, le recordman tous terrains de la claustrophobie, qui ne supporte pas de rester dans un studio plus de deux heures tellement les lieux fermés l’angoissent, il a patiemment enduré les interminables curiosités et naïfs émerveillements de la jeune et talentueuse star du jazz vocal, qui n’en revenait pas de l’originalité et de la précision des techniques d’enregistrement du vieux Frenchie. Mais il en faut beaucoup plus pour lui donner la grosse tête. Avec ou sans Gardot, il reste ultra-conscient du danger que représente la sortie d’un nouvel album à 67 ans tapés, même pour un chanteur unanimement reconnu comme un super-pro de l’arrangement doublé d’un virtuose de la technique du mood. Leçon d’humilité acquise à force de longévité. Parce que, eh oui ! plus d’un demi-siècle qu’il est là, notre cher Schmoll. Et que le risque est son métier. D’où cette ultime tournée…
Pour copier son vieux pote Johnny? Réplique à l’image d’Eddy Mitchell, impeccablement pince-sans-rire : « Imiter Johnny? Mais Laurent Gerra fait çà beaucoup mieux que moi ! » Affaire de génération, alors ? Cette fois, de façon très surprenante, il prend mon interrogation au sérieux. Pas question de faire le malin sur la question du corps et de son vieillissement.
Donc réponse claire et nette. Ni sensiblerie, ni intellectualisme de fabrique. Les choses comme elles sont : « Je me suis simplement posé la question : « Serai-je encore conforme aux attentes du public ? » Je peux toujours jouer les crooners, oui. Mais chanter les genoux par terre, c’est un peu dépassé. J’adorais Sinatra mais ses derniers concerts étaient pathétiques. La moumoute chantante, pas terrible…Par chance, je n’ai pas changé de tessiture. Mais mes intonations sont beaucoup plus graves. En arrêtant les tournées, je vais cesser de vivre dans ce qui me fait plus peur que n’importe quoi : douter des réactions de mon corps. Et cinquante ans de tournée, on finit par en avoir assez ! La salade gourmande à l’hôtel à une heure du mat’, je connais par cœur… Ceux qui continuent les tournées à plus de 70 balais, c’est sûrement qu’ils se sont fait virer de chez eux ! Le fameux syndrome du divorce des seniors…Pour moi, en tout cas, après 2010, les tournées, c’est niet. Un choix de lassitude et d’honnêteté. La dernière, je la fais par politesse envers le public. Par respect. C’est à lui que je dois ma vie. Celle d’un enfant gâté. »
Gâté, vraiment ? Et le travail, dans tout çà ? Ses dizaines d’albums, ses livres, ses rôles petits ou grands dans une trentaine de films, avec succès, comme ce César en 1996… Fidèle à sa ligne, Mitchell fait la moue. Puis relativise, dédramatise, minimise : « Le cinéma, c’est facile à côté de la scène. Vous avez droit à plusieurs prises. Sur scène, en revanche, si on se plantait, ça la foutrait mal » — on aura remarqué qu’il a parlé au conditionnel. Puis il admet sans barguigner que, même s’il est pote avec les plus grands — il est ainsi très proche de Quincy Jones, rencontré chez Barclay à 18 ans en même temps que Paul Newman, Duke Ellington et Louis Armstrong — son audience n’a pas franchi les frontières de la francophonie. « Et puis si je me prenais pour un immense chanteur, il me suffirait d’écouter un vieux disque de Sinatra et ça me remettrait d’aplomb ! »
Et, obstiné comme pas deux, il revient sur ce mot d’« enfant gâté » pour souligner: « C’est grâce au public que ce que je fais n’est pas un travail mais un métier. » Autrement dit, c’est parce que les gens l’aiment qu’il a pu faire ce qu’il aime. L’acteur, par exemple. Ou ouvrir un restaurant de gastronomie thaï. Ou encore, toujours grâce à ses gains, coproduire la superbe série « Maupassant » sur France 2.
Pourquoi Maupassant, et pas un autre ? Parce qu’il correspond aux valeurs essentielles selon Mitchell: la sincérité, l’honnêteté, l’universalité. Pour autant, il continuera à chanter. A enregistrer. Par fidélité à son public. Et à ses transmissions de fidélité — on le sent secrètement ému, quand il en parle: « Trois générations de gens qui partagent mon univers et qui savent que je ne ferai jamais des choses que je ne sais pas faire, uniquement parce que c’est à la mode. Le rap, par exemple. Nous avons en commun l’amour de la belle ouvrage. Pour « Grand Ecran », par exemple, j’ai tout fait à l’ancienne, avec un chef d’orchestre qui bat la mesure. Pas moyen de truquer, il faut être au garde-vous…»
L’œil s’effile. Regard précis de l’artisan à qui vit dans la religion du travail bien fait. Et ne trompe jamais le client sur la marchandise. D’où ces paluches qui ne cherchent pas à se faire passer pour autre chose que des paluches, cette tronche qui se donne pour ce qu’elle est, une tronche, alors qu’elle ne correspond pas à sa vérité intime ( la première fois qu’il s’est vu à l’écran il est sorti de la salle pour vomir ) enfin cette présence un brin bourrue. Un ces ouvriers, en somme, qu’on croisait jadis par flopées dans son Belleville natal, de ces types nés avec le compas dans l’œil et les idées à l’équerre, et dont on vous refilait l’adresse en chuchotant : « C’est pas un facile, mais si tu aimes le bon boulot, y’a que lui… » Et la même réticence à parler de soi — çà s’appelle aussi de la pudeur.
Pourtant, Eddy Mitchell le sait, pas moyen d’esquiver l’ultime question : y a-t-il vraiment une vie d’artiste quand les tournées se finissent? Mais il est déjà dans les starting-blocks et me sert la réponse toute cuite. Apparemment goguenarde et drue, mais souterrainement très tendre, comme il est: « Ma femme et mes enfants me tannent pour qu’on fasse des voyages. Avec tout ce qui me reste à voir dans le monde, il y a quoi faire de moi un magnifique jeune homme ! »
Bureau. Un vrai. Il s’y assied , très patron. A sa droite, un ordi dernier cri. Plus quelques dossiers. Rangés au cordeau, comme le reste. « Facile ! », s’amuse Eddy Mitchell avec son sens bien connu de l’auto-dérision. « Quand on n’est presque jamais là… »
N’empêche : hormis les photos de films en noir et blanc qui se détachent sur les murs tapissés de rouge, ce n’est pas du tout comme ça que je m’imaginais son univers. Au fait, je m’imaginais quoi? Un podium enfumé et lui au milieu, déchaîné parmi les batteries, comme sur les photos des Chaussettes Noires qui emballaient les chewing-gums de mes dix ans ? Mais je ne suis pas là pour appuyer sur la touche « Nostalgie ». Ce qui m’intéresse, c’est son « Grand Ecran », le magnifique album qu’il vient consacrer à des chansons extraites de bandes originales de films. Et à la décision qu’il vient de prendre : la tournée qu’il entamera dans l’hexagone fin 2010 sera la der des ders.
Je dévisage un moment ses traits de vieux routard, certes un peu las, mais parfaitement en forme. Rude architecture faciale dont il semble contrôler les signaux émotifs au millimètre. Je me dis qu’à la vérité, je sais très peu de choses d’Eddy Mitchell.
Ou alors, de lui, je connais cela seul qui compte : ses chansons, sa passion du cinéma, sa science de l’Amérique, enfin cet humour décalé qu’il applique à tout et à tous, à commencer par lui, histoire sans doute qu’on lui fiche la paix. Pari tenu : en cinquante ans de carrière, rien de sa vie privée n’a jamais filtré. Les amours, les emmerdes, il a tout fait dans la discrétion, enfants compris. Il consent tout de même à en dire quelques mots : deux filles et un garçon, 44,42 et 28 ans, tous épargnés du tintamarre du show-biz. Et casés depuis longtemps, l’aînée dans les relations presse d’un marchand d’art, le cadet dans la production de DVD tandis que la petite dernière, elle, s’occupe de sites web. Après des errements de jeunesse — les filles, la came, l’alcool — qu’Eddy Mitchell n’a jamais cachés mais sur lesquels il ne s’est jamais étendu non plus, tant leur banalité le fatigue, belle lurette qu’il est rentré dans les clous.
Franc du collier, il s’avoue maintenant très casanier. Et pourtant en dehors des voyages, qui le barbent, le papy-rocker est tout sauf plan-plan. Quand l’étoile montante du blues américain, Melody Gardot — rien que ça, whaaw ! — lui a proposé un duo, il a dit « oui » dans la seconde. Et lui, le recordman tous terrains de la claustrophobie, qui ne supporte pas de rester dans un studio plus de deux heures tellement les lieux fermés l’angoissent, il a patiemment enduré les interminables curiosités et naïfs émerveillements de la jeune et talentueuse star du jazz vocal, qui n’en revenait pas de l’originalité et de la précision des techniques d’enregistrement du vieux Frenchie. Mais il en faut beaucoup plus pour lui donner la grosse tête. Avec ou sans Gardot, il reste ultra-conscient du danger que représente la sortie d’un nouvel album à 67 ans tapés, même pour un chanteur unanimement reconnu comme un super-pro de l’arrangement doublé d’un virtuose de la technique du mood. Leçon d’humilité acquise à force de longévité. Parce que, eh oui ! plus d’un demi-siècle qu’il est là, notre cher Schmoll. Et que le risque est son métier. D’où cette ultime tournée…
Pour copier son vieux pote Johnny? Réplique à l’image d’Eddy Mitchell, impeccablement pince-sans-rire : « Imiter Johnny? Mais Laurent Gerra fait çà beaucoup mieux que moi ! » Affaire de génération, alors ? Cette fois, de façon très surprenante, il prend mon interrogation au sérieux. Pas question de faire le malin sur la question du corps et de son vieillissement.
Donc réponse claire et nette. Ni sensiblerie, ni intellectualisme de fabrique. Les choses comme elles sont : « Je me suis simplement posé la question : « Serai-je encore conforme aux attentes du public ? » Je peux toujours jouer les crooners, oui. Mais chanter les genoux par terre, c’est un peu dépassé. J’adorais Sinatra mais ses derniers concerts étaient pathétiques. La moumoute chantante, pas terrible…Par chance, je n’ai pas changé de tessiture. Mais mes intonations sont beaucoup plus graves. En arrêtant les tournées, je vais cesser de vivre dans ce qui me fait plus peur que n’importe quoi : douter des réactions de mon corps. Et cinquante ans de tournée, on finit par en avoir assez ! La salade gourmande à l’hôtel à une heure du mat’, je connais par cœur… Ceux qui continuent les tournées à plus de 70 balais, c’est sûrement qu’ils se sont fait virer de chez eux ! Le fameux syndrome du divorce des seniors…Pour moi, en tout cas, après 2010, les tournées, c’est niet. Un choix de lassitude et d’honnêteté. La dernière, je la fais par politesse envers le public. Par respect. C’est à lui que je dois ma vie. Celle d’un enfant gâté. »
Gâté, vraiment ? Et le travail, dans tout çà ? Ses dizaines d’albums, ses livres, ses rôles petits ou grands dans une trentaine de films, avec succès, comme ce César en 1996… Fidèle à sa ligne, Mitchell fait la moue. Puis relativise, dédramatise, minimise : « Le cinéma, c’est facile à côté de la scène. Vous avez droit à plusieurs prises. Sur scène, en revanche, si on se plantait, ça la foutrait mal » — on aura remarqué qu’il a parlé au conditionnel. Puis il admet sans barguigner que, même s’il est pote avec les plus grands — il est ainsi très proche de Quincy Jones, rencontré chez Barclay à 18 ans en même temps que Paul Newman, Duke Ellington et Louis Armstrong — son audience n’a pas franchi les frontières de la francophonie. « Et puis si je me prenais pour un immense chanteur, il me suffirait d’écouter un vieux disque de Sinatra et ça me remettrait d’aplomb ! »
Et, obstiné comme pas deux, il revient sur ce mot d’« enfant gâté » pour souligner: « C’est grâce au public que ce que je fais n’est pas un travail mais un métier. » Autrement dit, c’est parce que les gens l’aiment qu’il a pu faire ce qu’il aime. L’acteur, par exemple. Ou ouvrir un restaurant de gastronomie thaï. Ou encore, toujours grâce à ses gains, coproduire la superbe série « Maupassant » sur France 2.
Pourquoi Maupassant, et pas un autre ? Parce qu’il correspond aux valeurs essentielles selon Mitchell: la sincérité, l’honnêteté, l’universalité. Pour autant, il continuera à chanter. A enregistrer. Par fidélité à son public. Et à ses transmissions de fidélité — on le sent secrètement ému, quand il en parle: « Trois générations de gens qui partagent mon univers et qui savent que je ne ferai jamais des choses que je ne sais pas faire, uniquement parce que c’est à la mode. Le rap, par exemple. Nous avons en commun l’amour de la belle ouvrage. Pour « Grand Ecran », par exemple, j’ai tout fait à l’ancienne, avec un chef d’orchestre qui bat la mesure. Pas moyen de truquer, il faut être au garde-vous…»
L’œil s’effile. Regard précis de l’artisan à qui vit dans la religion du travail bien fait. Et ne trompe jamais le client sur la marchandise. D’où ces paluches qui ne cherchent pas à se faire passer pour autre chose que des paluches, cette tronche qui se donne pour ce qu’elle est, une tronche, alors qu’elle ne correspond pas à sa vérité intime ( la première fois qu’il s’est vu à l’écran il est sorti de la salle pour vomir ) enfin cette présence un brin bourrue. Un ces ouvriers, en somme, qu’on croisait jadis par flopées dans son Belleville natal, de ces types nés avec le compas dans l’œil et les idées à l’équerre, et dont on vous refilait l’adresse en chuchotant : « C’est pas un facile, mais si tu aimes le bon boulot, y’a que lui… » Et la même réticence à parler de soi — çà s’appelle aussi de la pudeur.
Pourtant, Eddy Mitchell le sait, pas moyen d’esquiver l’ultime question : y a-t-il vraiment une vie d’artiste quand les tournées se finissent? Mais il est déjà dans les starting-blocks et me sert la réponse toute cuite. Apparemment goguenarde et drue, mais souterrainement très tendre, comme il est: « Ma femme et mes enfants me tannent pour qu’on fasse des voyages. Avec tout ce qui me reste à voir dans le monde, il y a quoi faire de moi un magnifique jeune homme ! »