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PORTRAIT DE JEANNIE LONGO
Le 26 janvier 2011
Portrait de Jeannie LONGO ( réalisé en avril 2010 )

Ouh, le caractère ! Engluée dans les grèves de la SNCF, je déboule chez Jeannie Longo avec trois heures de retard. Aussi furibonde qu’un volcan islandais, elle me pointe les falaises en surplomb de son chalet: à la fin du mois, elle va disputer en Suisse une course contre la montre. Il faut impérativement qu’elle s’entraîne. Si j’avais été ponctuelle, elle serait déjà là-haut, dans les cols, à enchaîner les côtes …

Je n’en mène pas large : serait-elle aussi chèvre que les trois biquettes en train de brouter l’herbe dans la prairie en contrebas? Je bredouille une question sur le nom de ses cabris. Stupeur : dans la seconde, elle se métamorphose en agnelle…La gentillesse, la douceur, la tendresse incarnées ! « Diabolo et Binette pour les filles ! » me réplique-t-elle d’une voix flûtée, et avec la même affectueuse fierté qu’une mère qui parlerait de ses gamins. « Le bouc, lui, s’appelle Benêt. Il est très vorace. Si je le laissais faire, il mangerait mon chalet… » Puis, aussi chaleureuse que le pain bio qu’elle court chercher dans la cuisine ( elle a deviné que je mourais de faim ) elle m’installe sur une chaise au soleil de sa terrasse.

Et elle improvise un pique-nique, tout en me racontant comment ses chèvres sont arrivées ici après s’être échappées d’un cirque : « Elles ont dû se refiler mon adresse comme les SDF celles des squats… » Mon retard, son entraînement, elle a déjà tout oublié, et résolument calé sur l’instant présent son chronomètre intérieur. « Je sais aussi faire des pauses » précise-t-elle en faisant atterrir devant moi des tranches de jambon et une bouteille de cidre. Légère autant qu’efficace : l’organisation, chez elle, c’est une seconde nature, d’ailleurs, le mot ne cesse de revenir dans sa bouche. Mais ce n’est pas un carcan, simplement l’armature de sa phénoménale indépendance, il suffit de jeter un œil à son chalet : un doux capharnaüm. Peluches élimées, meubles de récup’, étagères accablées sous des monceaux de paperasses jaunies, garage où s’entassent en désordre et sous la même poussière des roues de vélos de course et des dizaines de médailles…Enfin à mes pieds, ces prestigieuses coupes gagnées dans elle ne sait plus quelle course, et que la rouille commence à ronger. L’une d’entre elles abrite même une indéfinissable bouture, azalée ou géranium, impossible à dire… 52 ans, 30 records du monde, 1090 victoires, des années et des années de souffrances par tous les temps et sous les pires soleils, pourquoi une telle indifférence aux symboles de sa gloire ?

Toujours aussi précise, Jeannie met aussitôt les pendules à l’heure: « Rien à voir avec du mépris, c’est que je continue à avancer, tout simplement ! » Et pourtant elle a tout connu. Les honneurs des palais de la République, les marches du Festival de Cannes, un siège remarqué, pendant un temps, à l’Observatoire de la Parité dans le sillage de la féministe Antoinette Fouque. Et tant de grands de ce monde… Mais à la foire aux vanités, elle n’a jamais sacrifié ce qui forme à ses yeux l’essentiel: la liberté d’esprit. Et quand le moindre tennisman ou footballeur prend sa retraite à trente ans et va calfeutrer les royalties de ses contrats derrière les grilles sécurisées d’une villa façon Hollywood, elle, dont la cinquantaine s’avance, se retrouve à vivre dans ce « hangar », comme elle surnomme son chalet, en étudiante attardée.

Totalement incertaine de son avenir sauf sur un point : cette année encore, elle va rester dans le circuit. « Oui, je continue ! lâche-t-elle tout en beurrant son sandwich. « Je ne sais pas jusqu’à quand je vais courir, je me laisse porter par les événements. Au moment où je devrai arrêter, quelque chose m’avertira, je le sais. Mais ce signe, pour l’instant, je ne l’ai pas reçu. »

Increvable, la Longo. Même ici, où au moins pendant cinq minutes, elle pourrait souffler au soleil de printemps, elle ne tient pas en place. Elle s’est mise en tête de me réchauffer des quiches. Je voudrais lui prêter main-forte, mais pas question, elle continue de promener entre le frigo et ma chaise sa frêle et nerveuse silhouette d’androgyne, aussi affutée que le vélo qu’elle s’apprête à enfourcher. Et face aux questions qui rendraient chochottes tant d’autres célébrités — son âge, ses rides, les amours, les regrets — elle répond cash, aussi émouvante et drue que dans son livre-confession, « Jeannie par Longo » :« Oui, c’est vrai, mon mari et moi, au bout de 29 ans, on s’est quittés. Une immense déception. Dans ma vie, c’est la seule chose qui n’ait pas duré. On se disputait beaucoup, mais on était heureux. Avant, à deux, on n’était qu’un. Maintenant, comme beaucoup trop de gens, on est un + un. La connivence a disparu. On se voit fréquemment, mais on ne vit plus ensemble et ça ne me convient pas… »

Romantique, Jeannie Longo ? J’ai du mal à y croire. Et elle fait la moue, elle aussi : « Non, çà voudrait dire que je suis une midinette et que je ne vis pas dans le réel. Je préfère me définir comme une passionnée, une fusionnelle. Cela dit, le mot « amour » , jusqu’à ces derniers temps, je n’aimais pas l’employer. Mais avec ma séparation, j’ai découvert que beaucoup de gens en manquaient cruellement. L’amour permet les projets, on a tous besoin d’affectif. Alors du coup, ce mot, je le prononce.» L’épreuve aurait-elle renforcé ses liens avec les autres ?

Affirmatif: « Oui, mais j’ai toujours été une fille de terrain. Ce que je sens de façon plus aigue, actuellement, c’est que les gens sont trop considérés comme les éléments d’un groupe et non comme des individus, alors qu’ils ont tous besoin d’être approchés dans leur personnalité, de recevoir de l’affection, de la compréhension, de la compassion. C’est sans doute ce qu’on appelle la solidarité. »

Mais comment s’y prend—t-elle pour maintenir le lien ? Elle vit ici en demi-sauvageonne, au gré d’une capricieuse connexion Internet, et en refusant obstinément GPS et portable — des prothèses, selon elle, qui transforment les humains en moutons décervelés. Elle assume joyeusement la contradiction : « Eh oui, je suis un empilement de paradoxes ! Un cocktail où on trouve de tout, une cycliste, une écolo, une indépendante, une raisonnante, une affective, une endurante. Mais avant tout, une femme ! » Encouragée par sa franchise, je hasarde : « Une femme sans enfants… ? »

Petit soupir. Le regard se voile de mélancolie. Mais la sincérité reste la même, comme la petite voix d’oiseau:« Un enfant, c’est un projet qui se mène à deux. C’était surtout le mien. Et quand j’y ai pensé, mon mari était trop pris. Il entraînait des équipes de ski et ne rentrait que tous les quinze jours. De mon côté, je ne me suis pas assez penchée sur la procréation assistée. Mais de toute façon, c’était contraire à mes principes. » Elle fait ici référence à son credo écolo : elle a les médicaments en horreur. La transition est toute trouvée pour passer au sujet qui fâche : le dopage des cyclistes. Mais Jeannie est décidément en grande forme, elle expédie l’affaire en trois coups de cuiller dans son pot de miel : «L’équivalence entre le cyclisme et le dopage est humiliante. Une injustice de première grandeur, due à une focalisation médiatique sur un seul sport, sans qu’on parle jamais des autres. De toute façon, le sport, depuis quelque temps, a pris le même tournant que la politique : le spectacle avant tout ! »

Puis elle recommence à aller et venir entre son évier et son frigo et passe à autre chose : « Moi, je n’ai jamais été intéressée que par la durée. Et pour y arriver, il faut faire des choix. De bons choix. Grâce à une réflexion, une anticipation de tous les instants. C’est en les additionnant qu’on réalise des performances. Pour moi, depuis des années, c’est manger bio, avoir un bon entraîneur,utiliser des compléments alimentaires, me présenter à telle compétition plutôt qu’à telle autre… Ce qui ne n’empêche pas d’avoir mes petits quarts d’heure de folie…»

Conduire en pilote des 24 heures du Mans sur les lacets du raidillon qui conduit chez elle, par exemple, comme je l’ai vue faire tout-à-l’heure? Ses paupières un peu fripées s’étoilent aussitôt d’une juvénile gaîté. Elle rit: « Oui, j’adore foncer à toute blinde en bagnole ! Et encore, vous ne savez pas tout, j’avais mis Bach à fond pour me passer les nerfs ! En fait, je suis une gamine ! »

Puis elle s’attendrit : « Et comme tous les enfants, j’ai besoin d’une main. D’une affection, d’un refuge… » Je comprends alors pourquoi les Français adorent Jeannie Longo : ils se retrouvent complètement dans sa simplicité, ses contradictions, ses foucades, sa combativité. Et sans doute aussi dans son fichu caractère. L’heure a tourné, cette fois, c’est moi qui dois filer. On s’embrasse. Sa peau sent l’herbe du printemps et le pain frais. Ca ne m’étonne pas...

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