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Les crêpes d’autrefois
Le 01 juillet 2008
Paru dans Le Nouvel Ouest: «Les crêpes d’autrefois»
Elles étaient ultra-fines, grésillaient, exsudaient de partout le beurre salé. On les mangeait avec les mains, par petites portions qui brûlaient le bout des doigts quand on les déchirait, juste avant de les tremper dans le bol de grès qui contenait le lait caillé. Au moment de s’émietter dans ses conglomérats de nacre lactée et glacée, l’or craquant des crêpes m’emportait dans un zénith de plaisir. Bonheur du chaud-froid. Délices de la confrontation du sec avec le mou. Du mariage du sucré et de l’aigrelet. J’en raffolais.
Avant d’en arriver à ce sommet du repas de crêpes qui se nommait « le couple de froment » ( deux crêpes sucrées de farine de blé, artistement confectionnées sous mes yeux par la crêpière, puis, à l’aide d’une noix de beurre, vivement accolées et repliées ensemble dans un mouvement encore plus virtuose ) j’avais dû me plier à un long rituel, sorte de chemin initiatique vers le plaisir gourmand dont les étapes, toutes plus propices à la salivation, étaient chaque fois respectées avec une rigueur quasi-religieuse. Ainsi, juste avant de quitter la maison, j’avais vu ma mère prélever sur la motte familiale des lichettes de beurre salé d’un nombre équivalent à celui des couples de crêpes qu’elle envisageait de consommer avec ses filles. Avec la même application, elle les répartissait sur le rebord d’une assiette creuse, qu’elle recouvrait d’un torchon avant de sortir.
Sage précaution contre les microbes et la poussière, mais aussi contre l’inquisition des voisins. Ainsi, nul moyen d’évaluer dans quelles proportions nous allions sacrifier au péché de gourmandise. La crêperie était un simple appentis attenant à l’épicerie du coin. Je ne sais pourquoi, on l’appelait « la tonnelle ». Nous nous y rendions en procession, sérieuses et mourantes de faim. Le temps qu’une place se libère sur les bancs qui s’étiraient de chaque côté de la longue table où on servait les crêpes, il fallait souvent attendre plus d’une demi-heure : tout le quartier se retrouvait à « la tonnelle ». L’affluence était particulièrement grande le Vendredi Saint; et le jeudi, où les écoles étaient fermées.
Ce que j’ai pu trépigner, en attendant mon tour ! Ce que j’ai pu baver, au sens propre du terme, dans le dos de toutes ces commères qui n’en finissaient pas de trempouiller leurs crêpes dans le lait caillé, et réclamaient couple sur couple à n’en plus finir…De quoi se goinfraient-elles, de crêpes ou de potins ? Indémêlable. De loin en loin, l’une des piapiateuses s’avisait qu’il y avait là, derrière elles, une petite gamine maigrichonne qui n’en pouvait plus d’attendre. Elle lâchait alors, sans crier gare, un bon gros « Allons donc, caille, tu crèves de faim, viens par ici, ma cocotte ! » Et dans un même élan de solidarité gourmande, tous les gros postérieurs installés sur le banc ( qui vacillait et manquait parfois de verser ) trouvaient le moyen, à la va-comme-je-te-pousse, de ménager une petite place.
Cest donc ainsi, coincée entre les augustes et considérables fesses des grandes gueules du quartier, et tâchant d’éviter comme je pouvais l’averse de leurs postillons encrêpés, que j’attendais, plus que jamais bavante, l’ouverture de la messe gourmande. Je n’avais pas voix au chapître, et l’enchaînement des crêpes obéissait à un déroulé aussi strict qu’à l’Eglise, le Gloria, le Credo et l’Ite missa est. Depuis le coin de la « tonnelle » où, debout, ma mère continuait patiemment d’attendre qu’une place se libère, elle passait ma commande. En même temps que le bol de lait caillé, une première crêpe finissait par atterrir dans mon assiette. Immuablement, une « blé noire sèche ». Autrement dit, une crêpe au sarrazin sans beurre. C’était loin d’être ma préférée. Mais pas moyen d’y couper. Mais le deuxième acte ne tardait pas, avec « le couple de blé noir » — deux crêpes de sarrazin accomodées à la lichette de beurre familial. Rien qu’à décrire ce moment où mon estomac cessait de crier, je retrouve l’instant mirifique où ma langue partait à la découverte de l’embeurrage salé de la dorure des crêpes…Et c’est là qu’enfin, après l’intermède d’une ou deux « simples de froment », simple avant-goût sucré de mon septième ciel, s’ouvrait enfin l’opéra sucré-salé du « couple de froment »…
Ma mère connaissait la musique : elle savait que, même rassasiée, il m’en faudrait une ventrée. Elle avait donc prévu son beurre en conséquence. Je me laissais faire, et les crêpes atterrissaient dans mon assiette comme par enchantement, que je dévorais avec un égoïsme parfait. Parfaitement insensible, désormais, à tout ce que dégoisaient autour de moi les commères fessues. Et il m’était parfaitement inconcevable qu’un tel plaisir pût un jour disparaître.
*
Je repasse parfois par la rue de mon enfance. La tonnelle a été démolie au début des années 70, et l’épicerie à sa suite. Les crêperies ont maintenant pignon sur rue. Plus de grandes tables collectives, plus de bancs, plus de cancans, plus de lait caillé non plus. Au lieu de quoi, cidre pasteurisé et Coca. Musique douce, cartes pour la commande. Enfin, fourrées dans les crêpes, ce qu’on appelait naguère « des idées de Parisiens » : non seulement des œufs, du fromage et du jambon, mais n’importe quoi à condition que cà se mange, du thon, du chocolat, de la confiture, de l’avocat, des crevettes, des haricots, du ketchup, de la salade, de l’andouille, des oignons, du saumon…C’est parfois excellent. Mais je ne sais pas pourquoi, il me semble que les crêpes elles-mêmes n’ont plus la même finesse. Qu’elles ont perdu leur dorure, le subtil mélange de tendresse et de croustille qu’elles avaient naguère. Serait-ce que je suis devenue difficile ? Que j’ai moins faim ? Que tout paraît meilleur, qui est loin ?
Tout de même… Si vous avez connu, vous aussi, de ces petits bonheurs de crêpe, si vous savez où je pourrais les ressusciter, je vous en supplie, dites-le moi. Mon enfance est partie avec…
Le NOUVEL OUEST
Elles étaient ultra-fines, grésillaient, exsudaient de partout le beurre salé. On les mangeait avec les mains, par petites portions qui brûlaient le bout des doigts quand on les déchirait, juste avant de les tremper dans le bol de grès qui contenait le lait caillé. Au moment de s’émietter dans ses conglomérats de nacre lactée et glacée, l’or craquant des crêpes m’emportait dans un zénith de plaisir. Bonheur du chaud-froid. Délices de la confrontation du sec avec le mou. Du mariage du sucré et de l’aigrelet. J’en raffolais.
Avant d’en arriver à ce sommet du repas de crêpes qui se nommait « le couple de froment » ( deux crêpes sucrées de farine de blé, artistement confectionnées sous mes yeux par la crêpière, puis, à l’aide d’une noix de beurre, vivement accolées et repliées ensemble dans un mouvement encore plus virtuose ) j’avais dû me plier à un long rituel, sorte de chemin initiatique vers le plaisir gourmand dont les étapes, toutes plus propices à la salivation, étaient chaque fois respectées avec une rigueur quasi-religieuse. Ainsi, juste avant de quitter la maison, j’avais vu ma mère prélever sur la motte familiale des lichettes de beurre salé d’un nombre équivalent à celui des couples de crêpes qu’elle envisageait de consommer avec ses filles. Avec la même application, elle les répartissait sur le rebord d’une assiette creuse, qu’elle recouvrait d’un torchon avant de sortir.
Sage précaution contre les microbes et la poussière, mais aussi contre l’inquisition des voisins. Ainsi, nul moyen d’évaluer dans quelles proportions nous allions sacrifier au péché de gourmandise. La crêperie était un simple appentis attenant à l’épicerie du coin. Je ne sais pourquoi, on l’appelait « la tonnelle ». Nous nous y rendions en procession, sérieuses et mourantes de faim. Le temps qu’une place se libère sur les bancs qui s’étiraient de chaque côté de la longue table où on servait les crêpes, il fallait souvent attendre plus d’une demi-heure : tout le quartier se retrouvait à « la tonnelle ». L’affluence était particulièrement grande le Vendredi Saint; et le jeudi, où les écoles étaient fermées.
Ce que j’ai pu trépigner, en attendant mon tour ! Ce que j’ai pu baver, au sens propre du terme, dans le dos de toutes ces commères qui n’en finissaient pas de trempouiller leurs crêpes dans le lait caillé, et réclamaient couple sur couple à n’en plus finir…De quoi se goinfraient-elles, de crêpes ou de potins ? Indémêlable. De loin en loin, l’une des piapiateuses s’avisait qu’il y avait là, derrière elles, une petite gamine maigrichonne qui n’en pouvait plus d’attendre. Elle lâchait alors, sans crier gare, un bon gros « Allons donc, caille, tu crèves de faim, viens par ici, ma cocotte ! » Et dans un même élan de solidarité gourmande, tous les gros postérieurs installés sur le banc ( qui vacillait et manquait parfois de verser ) trouvaient le moyen, à la va-comme-je-te-pousse, de ménager une petite place.
Cest donc ainsi, coincée entre les augustes et considérables fesses des grandes gueules du quartier, et tâchant d’éviter comme je pouvais l’averse de leurs postillons encrêpés, que j’attendais, plus que jamais bavante, l’ouverture de la messe gourmande. Je n’avais pas voix au chapître, et l’enchaînement des crêpes obéissait à un déroulé aussi strict qu’à l’Eglise, le Gloria, le Credo et l’Ite missa est. Depuis le coin de la « tonnelle » où, debout, ma mère continuait patiemment d’attendre qu’une place se libère, elle passait ma commande. En même temps que le bol de lait caillé, une première crêpe finissait par atterrir dans mon assiette. Immuablement, une « blé noire sèche ». Autrement dit, une crêpe au sarrazin sans beurre. C’était loin d’être ma préférée. Mais pas moyen d’y couper. Mais le deuxième acte ne tardait pas, avec « le couple de blé noir » — deux crêpes de sarrazin accomodées à la lichette de beurre familial. Rien qu’à décrire ce moment où mon estomac cessait de crier, je retrouve l’instant mirifique où ma langue partait à la découverte de l’embeurrage salé de la dorure des crêpes…Et c’est là qu’enfin, après l’intermède d’une ou deux « simples de froment », simple avant-goût sucré de mon septième ciel, s’ouvrait enfin l’opéra sucré-salé du « couple de froment »…
Ma mère connaissait la musique : elle savait que, même rassasiée, il m’en faudrait une ventrée. Elle avait donc prévu son beurre en conséquence. Je me laissais faire, et les crêpes atterrissaient dans mon assiette comme par enchantement, que je dévorais avec un égoïsme parfait. Parfaitement insensible, désormais, à tout ce que dégoisaient autour de moi les commères fessues. Et il m’était parfaitement inconcevable qu’un tel plaisir pût un jour disparaître.
*
Je repasse parfois par la rue de mon enfance. La tonnelle a été démolie au début des années 70, et l’épicerie à sa suite. Les crêperies ont maintenant pignon sur rue. Plus de grandes tables collectives, plus de bancs, plus de cancans, plus de lait caillé non plus. Au lieu de quoi, cidre pasteurisé et Coca. Musique douce, cartes pour la commande. Enfin, fourrées dans les crêpes, ce qu’on appelait naguère « des idées de Parisiens » : non seulement des œufs, du fromage et du jambon, mais n’importe quoi à condition que cà se mange, du thon, du chocolat, de la confiture, de l’avocat, des crevettes, des haricots, du ketchup, de la salade, de l’andouille, des oignons, du saumon…C’est parfois excellent. Mais je ne sais pas pourquoi, il me semble que les crêpes elles-mêmes n’ont plus la même finesse. Qu’elles ont perdu leur dorure, le subtil mélange de tendresse et de croustille qu’elles avaient naguère. Serait-ce que je suis devenue difficile ? Que j’ai moins faim ? Que tout paraît meilleur, qui est loin ?
Tout de même… Si vous avez connu, vous aussi, de ces petits bonheurs de crêpe, si vous savez où je pourrais les ressusciter, je vous en supplie, dites-le moi. Mon enfance est partie avec…
Le NOUVEL OUEST