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Portrait d’Isabelle HUPPERT
Le 08 janvier 2009
Paru dans Paris-Match: « Barrage contre la banalité »
La chatte est petite, menue, mais sacrément griffue. Les premières minutes, pourtant, Isabelle Huppert vous prend au leurre de ses façons légères. Même silhouette qu’il y a trente ans, quand son premier succès,« La Dentellière » d’Alain Goretta la propulsa sur les marches de Cannes. Au cœur de la cinquantaine, teint aussi lisse doux et roux, et les mêmes mains minuscules et quasi-enfantines. Elle a bien sûr les joues beaucoup plus creuses mais de prime abord, rien qui rappelle les héroïnes bilieuses et ravagées que, de « La Pianiste » aux « Sœurs fâchées » elle incarne désormais si souvent — et si magistralement. Dans ce salon cosy d’un hôtel parisien, elle se meut avec la grâce d’une jeune féline tout juste échappée de son panier. Si attentive et prévenante qu’on en oublie la royale filmographie qui a fait d’elle, depuis trois décennies, l’égérie des réalisateurs français les plus respectés. Comment raccorder cette délicate présence à la femme fébrile, épuisée, colérique et désespérée qu’elle joue dans le film que le réalisateur cambodgien Rithy Panh vient de tirer d’un des romans les plus célébrés de notre Marguerite Duras nationale : « Un barrage contre le Pacifique » ? Une figure si magnifiquement hallucinée qu’elle en éclipse les superbes décors de l’histoire, rizières et jungles moites de l’ex-Indochine où « La Mère », comme l’appelait Duras, promène ses rancoeurs de femme humiliée et cependant invaincue. Est-ce le froid de la rue qu’Isabelle Huppert n’arrive pas à mettre en fuite, malgré son gros col roulé de laine grège et ses menottes refermées sur les flancs de la théière? Je n’arrive décidément pas à raccorder ce petit bout de femme frigorifié et la matriarche possessive, suante et soufflante qui s’échine à défier les moussons et les non moins effrayants bureaucrates de la France coloniale. Dédoublement inouï, où en a-t-elle puisé l’énergie ? Dans l’œuvre de Duras ? Elle m’oppose sa légendaire petite moue: « Je n’avais pas lu le livre ! » Tant de franchise étonne, d’autant qu’Huppert trimballe une solide réputation d’actrice intello. Elle s’en fiche éperdument. et n’est pas du genre à se faire mousser : la diva du Nouveau Roman, confesse-t-elle sans afféterie, elle ne la connaissait pas plus que çà. Elle l’a simplement croisée il y a quinze ans, puis papoté plusieurs fois avec elle au téléphone. Et chaque fois, ce furent de bons moments, pas prise de tête pour un centime d’euro : « C’était une femme très généreuse de son temps, affectueuse et très attentive à l’autre, très éloignée de sa caricature. Elle n’avait rien d’intimidant» Le fait que le courant soit si bien passé avec cette chère Marguerite l’a-t-elle aidée à incarner le personnage du film? Aïe-aïe-aïe, j’ai prononcé un mot tabou et Huppert, aussitôt arrondit sur moi un œil aussi courroucé qu’il est doré: « Incarner est un mot qui ne fait pas partie de mon vocabulaire d’actrice ! » Je me ratatine sur mon fauteuil, tout en me faisant la réflexion que la phrase, comme le ton, n’auraient pas déparé dans le film. Mais telle une chatte encore, elle s’est déjà gentiment repelotonnée et corrige: « La mère de Duras, dans le livre, est une femme très usée,et beaucoup plus dure que moi. J’ai préféré insister sur son incohérence. Et il n’était pas question pour moi de l’aimer ou de ne pas l’aimer. » Puis sans désemparer, technique, ultra-précise, très « métier », elle m’éclaire sur sa méthode de jeu. Dans un français à l’image de ce qu’elle dit : limpide et exigeant — pour Isabelle Huppert, à l’évidence, un mot est un mot : « Je me laisse guider par mon envie et mes intuitions. Je m’abandonne aux images que j’ai en tête. Mais je ne donne pas tout d’un seul coup. Je garde des réserves d’intensité dramatique pour des moments bien définis, de peur de devenir emphatique. »
Mais il n’y a pas que le cinéma, dans la vie, et comment en sort-on, de ces personnages tous plus névrotiques, lorsqu’il faut en revenir à la famille, aux enfants, aux exigences beaucoup moins échevelées du quotidien? La féline, cette fois, allonge un fin sourire puis s’étire dans son fauteuil. Sensuelle, et comme secrètement épicurienne :« J’ai souvent connu des longues plages loin des plateaux, mais cette-fois-ci, je savoure particulièrement la pause.Les journées se déroulent sans que je m’en aperçoive. C’est délicieux d’être spectatrice et de jouir d’un luxe pareil. » Je la sens à deux doigts de me livrer ses plaisirs-fétiches. Mais non, rien qu’un long silence en forme de farouche secret-défense. Tout juste consent-elle à lâcher qu’un de ses loisirs préférés, c’est d’observer les autres: « En toutes circonstances, ça évite de s’ennuyer. Ni un travail ni une activité. Un état de porosité très grand aux situations. » Oui, je veux bien, mais le monde, dans tout çà ? Les banques et les bombes qui sautent, la planète qui ahane, les gens à la rue, le chômage, la crise, quoi ! çà doit bien lui faire quelque chose, non ?
Ouh là ! Cette fois-ci, ce n’est pas un coup de patte que je me prends, mais une volée d’égratignures. D’un seul coup, phrases brèves et sèches: « Le monde, j’ai fait le choix de ne pas en parler ! Un acteur n’a pas à dire ce qu’il en pense ! On ne questionnerait pas un peintre,alors, pourquoi un acteur ? » OK, je commence à comprendre pourquoi Huppert est si bonne quand elle joue Madame Duras mère…Moyennant quoi, je hasarde tout de même qu’à défaut du monde, on pourrait parler…disons de l’humain. Manque de chance, le mot lui hérisse le poil encore plus: » L’humain ne m’intéresse pas ! Je déteste ce terme et la compassion qu’il implique. J’ai de l’intransigeance avec la vie. Les bons sentiments ne sont pas mon truc ! » Mais qu’on ne s’y trompe pas : nulle méchanceté dans le ton. En face de moi, rien que des yeux inconsolés. Quelles douleurs, quelles menaces, quelles peurs ai-je touchées ? Je ne saurai pas : avec une rapidité inouïe — féline, une fois de plus — la pudique Isabelle a retrouvé le sourire. Comme elle aurait relevé un pont-levis. Secret-défense, comme toujours. Mais comment lui donner tort ? Le vrai grand art se passe de commentaires. Et l’unique manière d’approfondir le mystère d’un actrice de sa trempe, c’est encore de courir au cinéma.
La chatte est petite, menue, mais sacrément griffue. Les premières minutes, pourtant, Isabelle Huppert vous prend au leurre de ses façons légères. Même silhouette qu’il y a trente ans, quand son premier succès,« La Dentellière » d’Alain Goretta la propulsa sur les marches de Cannes. Au cœur de la cinquantaine, teint aussi lisse doux et roux, et les mêmes mains minuscules et quasi-enfantines. Elle a bien sûr les joues beaucoup plus creuses mais de prime abord, rien qui rappelle les héroïnes bilieuses et ravagées que, de « La Pianiste » aux « Sœurs fâchées » elle incarne désormais si souvent — et si magistralement. Dans ce salon cosy d’un hôtel parisien, elle se meut avec la grâce d’une jeune féline tout juste échappée de son panier. Si attentive et prévenante qu’on en oublie la royale filmographie qui a fait d’elle, depuis trois décennies, l’égérie des réalisateurs français les plus respectés. Comment raccorder cette délicate présence à la femme fébrile, épuisée, colérique et désespérée qu’elle joue dans le film que le réalisateur cambodgien Rithy Panh vient de tirer d’un des romans les plus célébrés de notre Marguerite Duras nationale : « Un barrage contre le Pacifique » ? Une figure si magnifiquement hallucinée qu’elle en éclipse les superbes décors de l’histoire, rizières et jungles moites de l’ex-Indochine où « La Mère », comme l’appelait Duras, promène ses rancoeurs de femme humiliée et cependant invaincue. Est-ce le froid de la rue qu’Isabelle Huppert n’arrive pas à mettre en fuite, malgré son gros col roulé de laine grège et ses menottes refermées sur les flancs de la théière? Je n’arrive décidément pas à raccorder ce petit bout de femme frigorifié et la matriarche possessive, suante et soufflante qui s’échine à défier les moussons et les non moins effrayants bureaucrates de la France coloniale. Dédoublement inouï, où en a-t-elle puisé l’énergie ? Dans l’œuvre de Duras ? Elle m’oppose sa légendaire petite moue: « Je n’avais pas lu le livre ! » Tant de franchise étonne, d’autant qu’Huppert trimballe une solide réputation d’actrice intello. Elle s’en fiche éperdument. et n’est pas du genre à se faire mousser : la diva du Nouveau Roman, confesse-t-elle sans afféterie, elle ne la connaissait pas plus que çà. Elle l’a simplement croisée il y a quinze ans, puis papoté plusieurs fois avec elle au téléphone. Et chaque fois, ce furent de bons moments, pas prise de tête pour un centime d’euro : « C’était une femme très généreuse de son temps, affectueuse et très attentive à l’autre, très éloignée de sa caricature. Elle n’avait rien d’intimidant» Le fait que le courant soit si bien passé avec cette chère Marguerite l’a-t-elle aidée à incarner le personnage du film? Aïe-aïe-aïe, j’ai prononcé un mot tabou et Huppert, aussitôt arrondit sur moi un œil aussi courroucé qu’il est doré: « Incarner est un mot qui ne fait pas partie de mon vocabulaire d’actrice ! » Je me ratatine sur mon fauteuil, tout en me faisant la réflexion que la phrase, comme le ton, n’auraient pas déparé dans le film. Mais telle une chatte encore, elle s’est déjà gentiment repelotonnée et corrige: « La mère de Duras, dans le livre, est une femme très usée,et beaucoup plus dure que moi. J’ai préféré insister sur son incohérence. Et il n’était pas question pour moi de l’aimer ou de ne pas l’aimer. » Puis sans désemparer, technique, ultra-précise, très « métier », elle m’éclaire sur sa méthode de jeu. Dans un français à l’image de ce qu’elle dit : limpide et exigeant — pour Isabelle Huppert, à l’évidence, un mot est un mot : « Je me laisse guider par mon envie et mes intuitions. Je m’abandonne aux images que j’ai en tête. Mais je ne donne pas tout d’un seul coup. Je garde des réserves d’intensité dramatique pour des moments bien définis, de peur de devenir emphatique. »
Mais il n’y a pas que le cinéma, dans la vie, et comment en sort-on, de ces personnages tous plus névrotiques, lorsqu’il faut en revenir à la famille, aux enfants, aux exigences beaucoup moins échevelées du quotidien? La féline, cette fois, allonge un fin sourire puis s’étire dans son fauteuil. Sensuelle, et comme secrètement épicurienne :« J’ai souvent connu des longues plages loin des plateaux, mais cette-fois-ci, je savoure particulièrement la pause.Les journées se déroulent sans que je m’en aperçoive. C’est délicieux d’être spectatrice et de jouir d’un luxe pareil. » Je la sens à deux doigts de me livrer ses plaisirs-fétiches. Mais non, rien qu’un long silence en forme de farouche secret-défense. Tout juste consent-elle à lâcher qu’un de ses loisirs préférés, c’est d’observer les autres: « En toutes circonstances, ça évite de s’ennuyer. Ni un travail ni une activité. Un état de porosité très grand aux situations. » Oui, je veux bien, mais le monde, dans tout çà ? Les banques et les bombes qui sautent, la planète qui ahane, les gens à la rue, le chômage, la crise, quoi ! çà doit bien lui faire quelque chose, non ?
Ouh là ! Cette fois-ci, ce n’est pas un coup de patte que je me prends, mais une volée d’égratignures. D’un seul coup, phrases brèves et sèches: « Le monde, j’ai fait le choix de ne pas en parler ! Un acteur n’a pas à dire ce qu’il en pense ! On ne questionnerait pas un peintre,alors, pourquoi un acteur ? » OK, je commence à comprendre pourquoi Huppert est si bonne quand elle joue Madame Duras mère…Moyennant quoi, je hasarde tout de même qu’à défaut du monde, on pourrait parler…disons de l’humain. Manque de chance, le mot lui hérisse le poil encore plus: » L’humain ne m’intéresse pas ! Je déteste ce terme et la compassion qu’il implique. J’ai de l’intransigeance avec la vie. Les bons sentiments ne sont pas mon truc ! » Mais qu’on ne s’y trompe pas : nulle méchanceté dans le ton. En face de moi, rien que des yeux inconsolés. Quelles douleurs, quelles menaces, quelles peurs ai-je touchées ? Je ne saurai pas : avec une rapidité inouïe — féline, une fois de plus — la pudique Isabelle a retrouvé le sourire. Comme elle aurait relevé un pont-levis. Secret-défense, comme toujours. Mais comment lui donner tort ? Le vrai grand art se passe de commentaires. Et l’unique manière d’approfondir le mystère d’un actrice de sa trempe, c’est encore de courir au cinéma.