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Portrait de Line RENAUD
Le 17 avril 2008
Limpide l’instant d’avant, splendide, ultra-lucide, l’œil de Line Renaud s‘est troublé. Et enfui, pour une fois. C’est sûr, il vient de se passer quelque chose. Mais quoi ?
Elle devance la question : « Je viens de faire des essayages et j’ai horreur de ça. » Bref haussement d’épaules du côté des cintres où s’alignent des robes des années 40. Mais pour « La femme tranquille » , son prochain film, où elle doit interpréter le rôle d’une résistante de base, il a bien fallu se plier à la corvée. Elle en ronchonne encore : « La barbe ! Les robes,les paletots, les bibis de ce temps-là, je déteste ! » La voix flanche bien davantage qu’à l’ordinaire. Et l’idée que son entourage s’en aperçoive semble lui déplaire souverainement car d’un pas ferme, elle m’entraîne à l’étage: « Venez par ici ! »
Au dernier niveau de sa maison de production, c’est l’ancien appartement où, sur le tard, vécut sa mère. Des bureaux désormais. N’empêche, elle revoit tout :« Ici, c’était le lit de ma maman. Là, son fauteuil… » La voix vacille toujours. Et de répéter : « Ma maman », comme une toute petite fille… Fragilité nue, à l’état brut. Moment pas du tout raccord avec sa figure de grand-mère idéale des Français ! Ni avec la Line Renaud qui vient de se glisser avec une facilité déconcertante dans la peau de la vaillante Margot, l’héroïne du « Silence de l’Epervier », le feuilleton de France 2 où l’ex-chanteuse et ex-meneuse de revue du Casino de Paris affirme une fois de plus, avec son talent d’actrice, la nature profonde de son caractère. Un rôle à son image. Femme de devoir et de pouvoir, taillée pour la tendresse aussi bien que pour la bagarre, d’une fermeté de granit face aux coups du destin, et fine mouche comme pas deux, cette Margot qui dirige un groupe de presse lui ressemble tête coupée. Au-delà même de ce qu’on imagine : en plus de son évident bonheur de jouer, Margot lui a permis de rejoindre un rêve ancien, couvé comme le lopin le plus précieux de son jardin secret. Vers dix-douze ans, au cinéma et en pleine guerre, découvrant les bandes d’ « actualités » qui précédaient alors la projection des films, elle se jura de devenir …reporter de guerre ! Plus tard, dans les années 50, le rêve refit surface quand elle devint la mascotte de « France-Soir » et fréquenta Pierre Lazareff, son directeur, ainsi que d’Hélène son épouse, fondatrice de « Elle ». Années de fascination. Et d’observation : depuis l’enfance, l’œil bleu de Line Renaud voit tout, démonte tout, et enregistre à jamais: « Cinquante ans plus tard, je reste passionnée par la façon dont les journalistes vivent en prise constante avec le réel. Tout m’intéresse, comme eux : la politique, l’économie, les faits divers. Et j’adore les débats télévisés. Des filles comme Arlette Chabot et Christine Ockrent ne cessent pas de m’épater. »
Faute d’avoir employé dans la presse ses talents de femme à poigne, notre championne des supermamies les a donc exprimés à l’écran. Avec, comme « sa » Margot, un seul but : l’excellence. Autour d’elle, elle a voulu — et, bien sûr, obtenu… — les meilleurs partenaires : Lonsdale et Duchaussoy, s’il vous plaît ! Et aussitôt, hardi petit ! sans broncher ni dételer, elle a enchaîné des semaines de tournage. Le tout en poursuivant son travail de productrice et son engagement dans le Sidaction. Rien qu’à l’écrire, on en perd le souffle ! Et encore, c’est faire l’impasse sur son passage au théâtre, où elle a triomphé dans « Les Fugueuses » aux côtés de Muriel Robin. Et sur son dévouement pour tous les oubliés du bonheur dont les lettres et courriels viennent quotidiennement s’empiler sur son bureau : « Tout le malheur et toute la solitude du monde, le drame des maladies orphelines comme la résolution d’une querelle de voisinage…Les gens croient que je peux tout ! » Même avec retard, elle répond personnellement à chacun. Et en dépit de ses nuits courtes ( « Heureusement, je suis insomniaque » ) toujours le même teint de pêche, des mirettes aussi translucides qu’un lac de montagne, et une énergie à renverser l’Himalaya. Jusqu’au Temps lui-même, on dirait, qui vient faire le beau à ses pieds…
Se reposer sur ses lauriers, de toute façon, comme se reposer tout court, Line Renaud ne sait pas. Ni s’économiser. Ni aller de biais. Façons frontales, sans faux-fuyants ni affèterie. Les yeux plantés droit dans les vôtres ( mine de rien, elle les fouaille jusqu’au fond des orbites… ), elle vous dit les choses comme elles sont : « Le secret de ma force? Mais la santé génétique, tout bêtement ! Et çà, ca relève de la chance pure ! Et pour le reste, pas de mérite : j’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence dans le spectacle de l’énergie féminine… Question de survie, c’était la guerre, plus d’hommes autour de nous. Cela dit, tout le monde était logé à la même enseigne ! Surtout dans mon milieu. Un monde très simple, qui tournait autour de choses simples. Si je vous dis que la jument des voisins a accouché en même temps que ma mère !Au-dessus du mur du jardin, leurs cris se sont mélangés... Toute mon enfance, toute mon adolescence,j’ai grandi en voyant ma mère travailler, donner. Et mon arrière grand-mère, tenez ! Elle lavait le linge de tout le quartier… A longueur d’année, elle manipulait d’énormes lessiveuses. En voyant ça, ce n’est pas seulement le travail qu’on apprend, c’est la solidarité. Et puis, mon côté ch’ti ! On aide, chez nous, on donne, même si on n’a pas grand’chose. C’est comme ça qu’on avance : en se serrant les coudes…»
Sur les derniers mots, soupir à peine perceptible. Et comme au premier moment de notre rencontre, l’eau de ses yeux s’embrume. Le sourire ravageur s’entête sur ce visage à l’ovale presque intact mais je crois lire comme un sous-titre, quelque chose comme :« N’allez pas croire, tout de même ! La souffrance, le malheur, je connais le film…»
Et d’un seul coup, Line Renaud se lâche. Ou monte au front, comme on voudra. « Au fait, pour les robes de la guerre, tout-à-l’heure… Je vais vous dire…Dès que je revois, tout ça, les bibis, les chaussures compensées, les petites brides aux boutonnières, je me sens mal. Cà me rappelle trop le malheur de ma maman, pendant la guerre. Ma tristesse de la voir triste. Et mon impuissance à la consoler …»
Cette fois, le lac bleu des yeux manque de déborder. Elle va craquer, c’est sûr. Et en effet, début de larmes. Mais une fois de plus, Line triomphe. Se redresse sur sa chaise — maintien de reine. Et reprend son récit. Plus sobre que jamais. Le résultat, à l’évidence, d’une très ancienne discipline intérieure. « Donc je vous disais…Mon père, c’était le dieu de ma mère. Un type très joyeux, un rêve. Sa seule ambition : faire rire tout le quartier… Il était camionneur, et durant ses loisirs, trompettiste dans la fanfare. Arrive la guerre. Il est fait prisonnier. Pas de lettres, on le croit mort. Ma mère devient dépressive, ne mange plus. Dans l’idée de la sortir de là, les gens du village lui révèlent alors ce que tout le monde savait — sauf nous autres: au moment de partir, il avait laissé derrière lui, en plus de nous, une maîtresse et un enfant dans le village d’à-côté…Mais au lieu de sauver ma mère, la révélation de cette vérité l’a enfoncée. Surtout quand elle a reçu, enfin ! une lettre de papa. Elle n’a jamais voulu lui pardonner. J’ai passé des mois à la supplier de passer l’éponge. Elle l’aurait peut-être fait si elle n’avait rencontré un autre hommejuste avant la fin de la guerre. Et c’est là que s’est joué mon destin… »
Et rien qu’à prononcer le mot « destin », voici qu’elle se requinque, tout soudain. Qu’elle redevient l’incassable, l’increvable Line Renaud: « … Parce que, voyez, si mes parents s’étaient remis ensemble, je n’aurais jamais pu quitter Armentières : j’étais le seul ciment de leur union ! Et comme je ne supportais pas le nouveau mari de ma mère…ça m’a encore plus poussée à partir! C’est donc grâce à ce malheur que je suis venue à Paris, que j’ai connu Loulou Gasté, et que ma carrière a démarré…Une sacrée force, le destin ! Vous croyez être fichue, et brutalement …De même pour d’autres épisodes de ma vie qui ne sont pourtant pas très gais… »
Elle évoque sans doute ces enfants qu’elle a tellement souhaités et qu’elle n’a pas eus. Ces gamins pour qui, à tous les coups, elle aurait tiré un trait sur sa carrière. Et là encore, Line Renaud n’esquive rien. Assume. Parle franc, quitte à déplaire : « Pour moi, une femme n’a pas accompli son destin de femme si elle n’a pas connu les joies de la maternité. Je suis absolument sûre que j’aurais fait une mère formidable. Vers la trentaine, oui, j’en ai énormément souffert. Mais il y a un moment où j’ai réussi à dépasser ce manque. »
Dépasser, ou compenser ? Car la grande et belle bande d’amis et d’ex-fans dont elle est constamment entourée dans son travail comme dans sa vie privée, ne serait-ce pas le substitut de cette tribu d’enfants que la vie lui a refusé ? Franche comme l’or, elle ne nie pas. Mieux encore : elle approuve d’un « oui » bien carré. Avant de s’exclamer, subitement enthousiaste: « La maternité est à l’intérieur de moi. C’est instinctif ! » Cette fois, dans le regard de Line, rien que du soleil en pluie: « … Et pas de réflexion, là-dedans, aucun calcul. Ca se fait comme ça, tout seul. De toute façon, je suis née curieuse des autres. Toute petite, quand je voyageais en train avec ma mère, je savais au bout d’une heure qui était qui dans le wagon ! Les âges, les goûts, les professions… »
Et de façon à nouveau très déroutante, elle se met alors à fixer, yeux baissés, quelque chose qu’entre ses paumes lisses et blanches, elle semble seule à voir. La tapisserie d’amitié, qu’elle se tisse, inlassable, depuis des décennies ? Peut-être : en cet instant méditatif et grave, passe fugacement sur ses traits quelque chose de la brodeuse de Vermeer. Mais très vite, retour au réel. A l’action : sans plus de transition, elle m’invite à participer, à un rendez-vous qui pourrait s’appeler « Travaux pratiques de l’amitié … » Rien de spécial à fêter ! précise-t-elle. « Mais comme ça, vous les verrez, tous ceux que j’aime…»
Et trois soirs plus tard, dans sa maison de Rueil, la voici qui m’entraîne, au bout d’un salon qui n’en finit pas, vers une salle à manger en surplomb sur Paris. La pièce, comme toutes les autres, est immense. Mais trop petite pour son cœur gros comme ça : « Pas assez de place, je suis forcée d’inviter mes amis par groupes de vingt ! Mon souci, à chaque fois, c’est de concocter un cocktail de copains qui vont s’entendre… Mais je les connais tellement bien, tous ! Parce j’ai eu le temps : chez moi, quand j’aime, personne n’est de passage… »
Ce que Line Renaud ne dit pas, c’est que ses amis forment aussi un casting à faire crever d’envie les plus veinards des producteurs. Et ce soir, c’est le pompon : de Dany Boon à Michèle Laroque, d’Aznavour à Arditi, Laeticia Halliday, Claude Chirac, Jean Reno, Michel Boujenah, Evelyne Bouix, Liane Folly, ce sont les célébrités les plus fêtées, les talents les plus contrastés qui se serrent autour d’elle…Et en quelques minutes, la magie-Line opère. Chacun y va de sa petite folie, de son grain de fantaisie. Pitreries, facéties, pas de danses esquissés, bouts de chanson fredonnés, tout un scénario non écrit se met spontanément en place. Appareil-photo braqué sur les invités, Aznavour joue les paparazzi, tandis qu’Arditi, au meilleur de sa forme de dandy faussement las, lui sert un festival de vannes …En prime, comme dans les familles populaires de naguère, on peut toujours s’isoler avec Line avant ou après le dîner dans un recoin de la maison, histoire de s’offrir une petite séquence-confidences… Au retour de l’infatigable écouteuse, détour obligatoire par le piano. Et petit « bœuf » improvisé avec la joyeuse bande. Au-dessus du clavier, tout au fond d’un vieux cadre, les matriarches du pays ch’ti continuent de sourire à leur digne descendante. Toutes gaies, elles aussi. Puissantes, royales, malgré leurs habits de pauvres. L’air de souffler à Line, comme du temps rude des corons: « Allez, continue, va de l’avant. Puisqu’on est là, avec toi, puisqu’on t’aime. Et puisque tu nous aimes…»
Elle devance la question : « Je viens de faire des essayages et j’ai horreur de ça. » Bref haussement d’épaules du côté des cintres où s’alignent des robes des années 40. Mais pour « La femme tranquille » , son prochain film, où elle doit interpréter le rôle d’une résistante de base, il a bien fallu se plier à la corvée. Elle en ronchonne encore : « La barbe ! Les robes,les paletots, les bibis de ce temps-là, je déteste ! » La voix flanche bien davantage qu’à l’ordinaire. Et l’idée que son entourage s’en aperçoive semble lui déplaire souverainement car d’un pas ferme, elle m’entraîne à l’étage: « Venez par ici ! »
Au dernier niveau de sa maison de production, c’est l’ancien appartement où, sur le tard, vécut sa mère. Des bureaux désormais. N’empêche, elle revoit tout :« Ici, c’était le lit de ma maman. Là, son fauteuil… » La voix vacille toujours. Et de répéter : « Ma maman », comme une toute petite fille… Fragilité nue, à l’état brut. Moment pas du tout raccord avec sa figure de grand-mère idéale des Français ! Ni avec la Line Renaud qui vient de se glisser avec une facilité déconcertante dans la peau de la vaillante Margot, l’héroïne du « Silence de l’Epervier », le feuilleton de France 2 où l’ex-chanteuse et ex-meneuse de revue du Casino de Paris affirme une fois de plus, avec son talent d’actrice, la nature profonde de son caractère. Un rôle à son image. Femme de devoir et de pouvoir, taillée pour la tendresse aussi bien que pour la bagarre, d’une fermeté de granit face aux coups du destin, et fine mouche comme pas deux, cette Margot qui dirige un groupe de presse lui ressemble tête coupée. Au-delà même de ce qu’on imagine : en plus de son évident bonheur de jouer, Margot lui a permis de rejoindre un rêve ancien, couvé comme le lopin le plus précieux de son jardin secret. Vers dix-douze ans, au cinéma et en pleine guerre, découvrant les bandes d’ « actualités » qui précédaient alors la projection des films, elle se jura de devenir …reporter de guerre ! Plus tard, dans les années 50, le rêve refit surface quand elle devint la mascotte de « France-Soir » et fréquenta Pierre Lazareff, son directeur, ainsi que d’Hélène son épouse, fondatrice de « Elle ». Années de fascination. Et d’observation : depuis l’enfance, l’œil bleu de Line Renaud voit tout, démonte tout, et enregistre à jamais: « Cinquante ans plus tard, je reste passionnée par la façon dont les journalistes vivent en prise constante avec le réel. Tout m’intéresse, comme eux : la politique, l’économie, les faits divers. Et j’adore les débats télévisés. Des filles comme Arlette Chabot et Christine Ockrent ne cessent pas de m’épater. »
Faute d’avoir employé dans la presse ses talents de femme à poigne, notre championne des supermamies les a donc exprimés à l’écran. Avec, comme « sa » Margot, un seul but : l’excellence. Autour d’elle, elle a voulu — et, bien sûr, obtenu… — les meilleurs partenaires : Lonsdale et Duchaussoy, s’il vous plaît ! Et aussitôt, hardi petit ! sans broncher ni dételer, elle a enchaîné des semaines de tournage. Le tout en poursuivant son travail de productrice et son engagement dans le Sidaction. Rien qu’à l’écrire, on en perd le souffle ! Et encore, c’est faire l’impasse sur son passage au théâtre, où elle a triomphé dans « Les Fugueuses » aux côtés de Muriel Robin. Et sur son dévouement pour tous les oubliés du bonheur dont les lettres et courriels viennent quotidiennement s’empiler sur son bureau : « Tout le malheur et toute la solitude du monde, le drame des maladies orphelines comme la résolution d’une querelle de voisinage…Les gens croient que je peux tout ! » Même avec retard, elle répond personnellement à chacun. Et en dépit de ses nuits courtes ( « Heureusement, je suis insomniaque » ) toujours le même teint de pêche, des mirettes aussi translucides qu’un lac de montagne, et une énergie à renverser l’Himalaya. Jusqu’au Temps lui-même, on dirait, qui vient faire le beau à ses pieds…
Se reposer sur ses lauriers, de toute façon, comme se reposer tout court, Line Renaud ne sait pas. Ni s’économiser. Ni aller de biais. Façons frontales, sans faux-fuyants ni affèterie. Les yeux plantés droit dans les vôtres ( mine de rien, elle les fouaille jusqu’au fond des orbites… ), elle vous dit les choses comme elles sont : « Le secret de ma force? Mais la santé génétique, tout bêtement ! Et çà, ca relève de la chance pure ! Et pour le reste, pas de mérite : j’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence dans le spectacle de l’énergie féminine… Question de survie, c’était la guerre, plus d’hommes autour de nous. Cela dit, tout le monde était logé à la même enseigne ! Surtout dans mon milieu. Un monde très simple, qui tournait autour de choses simples. Si je vous dis que la jument des voisins a accouché en même temps que ma mère !Au-dessus du mur du jardin, leurs cris se sont mélangés... Toute mon enfance, toute mon adolescence,j’ai grandi en voyant ma mère travailler, donner. Et mon arrière grand-mère, tenez ! Elle lavait le linge de tout le quartier… A longueur d’année, elle manipulait d’énormes lessiveuses. En voyant ça, ce n’est pas seulement le travail qu’on apprend, c’est la solidarité. Et puis, mon côté ch’ti ! On aide, chez nous, on donne, même si on n’a pas grand’chose. C’est comme ça qu’on avance : en se serrant les coudes…»
Sur les derniers mots, soupir à peine perceptible. Et comme au premier moment de notre rencontre, l’eau de ses yeux s’embrume. Le sourire ravageur s’entête sur ce visage à l’ovale presque intact mais je crois lire comme un sous-titre, quelque chose comme :« N’allez pas croire, tout de même ! La souffrance, le malheur, je connais le film…»
Et d’un seul coup, Line Renaud se lâche. Ou monte au front, comme on voudra. « Au fait, pour les robes de la guerre, tout-à-l’heure… Je vais vous dire…Dès que je revois, tout ça, les bibis, les chaussures compensées, les petites brides aux boutonnières, je me sens mal. Cà me rappelle trop le malheur de ma maman, pendant la guerre. Ma tristesse de la voir triste. Et mon impuissance à la consoler …»
Cette fois, le lac bleu des yeux manque de déborder. Elle va craquer, c’est sûr. Et en effet, début de larmes. Mais une fois de plus, Line triomphe. Se redresse sur sa chaise — maintien de reine. Et reprend son récit. Plus sobre que jamais. Le résultat, à l’évidence, d’une très ancienne discipline intérieure. « Donc je vous disais…Mon père, c’était le dieu de ma mère. Un type très joyeux, un rêve. Sa seule ambition : faire rire tout le quartier… Il était camionneur, et durant ses loisirs, trompettiste dans la fanfare. Arrive la guerre. Il est fait prisonnier. Pas de lettres, on le croit mort. Ma mère devient dépressive, ne mange plus. Dans l’idée de la sortir de là, les gens du village lui révèlent alors ce que tout le monde savait — sauf nous autres: au moment de partir, il avait laissé derrière lui, en plus de nous, une maîtresse et un enfant dans le village d’à-côté…Mais au lieu de sauver ma mère, la révélation de cette vérité l’a enfoncée. Surtout quand elle a reçu, enfin ! une lettre de papa. Elle n’a jamais voulu lui pardonner. J’ai passé des mois à la supplier de passer l’éponge. Elle l’aurait peut-être fait si elle n’avait rencontré un autre hommejuste avant la fin de la guerre. Et c’est là que s’est joué mon destin… »
Et rien qu’à prononcer le mot « destin », voici qu’elle se requinque, tout soudain. Qu’elle redevient l’incassable, l’increvable Line Renaud: « … Parce que, voyez, si mes parents s’étaient remis ensemble, je n’aurais jamais pu quitter Armentières : j’étais le seul ciment de leur union ! Et comme je ne supportais pas le nouveau mari de ma mère…ça m’a encore plus poussée à partir! C’est donc grâce à ce malheur que je suis venue à Paris, que j’ai connu Loulou Gasté, et que ma carrière a démarré…Une sacrée force, le destin ! Vous croyez être fichue, et brutalement …De même pour d’autres épisodes de ma vie qui ne sont pourtant pas très gais… »
Elle évoque sans doute ces enfants qu’elle a tellement souhaités et qu’elle n’a pas eus. Ces gamins pour qui, à tous les coups, elle aurait tiré un trait sur sa carrière. Et là encore, Line Renaud n’esquive rien. Assume. Parle franc, quitte à déplaire : « Pour moi, une femme n’a pas accompli son destin de femme si elle n’a pas connu les joies de la maternité. Je suis absolument sûre que j’aurais fait une mère formidable. Vers la trentaine, oui, j’en ai énormément souffert. Mais il y a un moment où j’ai réussi à dépasser ce manque. »
Dépasser, ou compenser ? Car la grande et belle bande d’amis et d’ex-fans dont elle est constamment entourée dans son travail comme dans sa vie privée, ne serait-ce pas le substitut de cette tribu d’enfants que la vie lui a refusé ? Franche comme l’or, elle ne nie pas. Mieux encore : elle approuve d’un « oui » bien carré. Avant de s’exclamer, subitement enthousiaste: « La maternité est à l’intérieur de moi. C’est instinctif ! » Cette fois, dans le regard de Line, rien que du soleil en pluie: « … Et pas de réflexion, là-dedans, aucun calcul. Ca se fait comme ça, tout seul. De toute façon, je suis née curieuse des autres. Toute petite, quand je voyageais en train avec ma mère, je savais au bout d’une heure qui était qui dans le wagon ! Les âges, les goûts, les professions… »
Et de façon à nouveau très déroutante, elle se met alors à fixer, yeux baissés, quelque chose qu’entre ses paumes lisses et blanches, elle semble seule à voir. La tapisserie d’amitié, qu’elle se tisse, inlassable, depuis des décennies ? Peut-être : en cet instant méditatif et grave, passe fugacement sur ses traits quelque chose de la brodeuse de Vermeer. Mais très vite, retour au réel. A l’action : sans plus de transition, elle m’invite à participer, à un rendez-vous qui pourrait s’appeler « Travaux pratiques de l’amitié … » Rien de spécial à fêter ! précise-t-elle. « Mais comme ça, vous les verrez, tous ceux que j’aime…»
Et trois soirs plus tard, dans sa maison de Rueil, la voici qui m’entraîne, au bout d’un salon qui n’en finit pas, vers une salle à manger en surplomb sur Paris. La pièce, comme toutes les autres, est immense. Mais trop petite pour son cœur gros comme ça : « Pas assez de place, je suis forcée d’inviter mes amis par groupes de vingt ! Mon souci, à chaque fois, c’est de concocter un cocktail de copains qui vont s’entendre… Mais je les connais tellement bien, tous ! Parce j’ai eu le temps : chez moi, quand j’aime, personne n’est de passage… »
Ce que Line Renaud ne dit pas, c’est que ses amis forment aussi un casting à faire crever d’envie les plus veinards des producteurs. Et ce soir, c’est le pompon : de Dany Boon à Michèle Laroque, d’Aznavour à Arditi, Laeticia Halliday, Claude Chirac, Jean Reno, Michel Boujenah, Evelyne Bouix, Liane Folly, ce sont les célébrités les plus fêtées, les talents les plus contrastés qui se serrent autour d’elle…Et en quelques minutes, la magie-Line opère. Chacun y va de sa petite folie, de son grain de fantaisie. Pitreries, facéties, pas de danses esquissés, bouts de chanson fredonnés, tout un scénario non écrit se met spontanément en place. Appareil-photo braqué sur les invités, Aznavour joue les paparazzi, tandis qu’Arditi, au meilleur de sa forme de dandy faussement las, lui sert un festival de vannes …En prime, comme dans les familles populaires de naguère, on peut toujours s’isoler avec Line avant ou après le dîner dans un recoin de la maison, histoire de s’offrir une petite séquence-confidences… Au retour de l’infatigable écouteuse, détour obligatoire par le piano. Et petit « bœuf » improvisé avec la joyeuse bande. Au-dessus du clavier, tout au fond d’un vieux cadre, les matriarches du pays ch’ti continuent de sourire à leur digne descendante. Toutes gaies, elles aussi. Puissantes, royales, malgré leurs habits de pauvres. L’air de souffler à Line, comme du temps rude des corons: « Allez, continue, va de l’avant. Puisqu’on est là, avec toi, puisqu’on t’aime. Et puisque tu nous aimes…»