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Une journée d'enfer au procès Fourniret
Le 21 avril 2008
Choisir de passer une journée face au couple Fourniret, c’est comme vouloir ouvrir le placard de Barbe-Bleue. La curiosité vous aiguillonne. Puis l’effroi vous glace. J’ai donc mal dormi cette nuit. Sur les sept meurtres qu’on impute à Fourniret et sa femme, on va examiner ce matin le cinquième : Natacha Danais, enlevée le 20 novembre 1990 sur le parking d’un supermarché de la banlieue de Nantes, puis violée et assassinée. Juste avant de prendre la route, j’ai écouté les infos. L’audience d’hier a été atroce. A la barre, la mère de Natacha a fondu en larmes. Incapable de parler, elle a été remplacée par sa fille. Une fois encore, la Cour a tenté d’éclaircir le fonctionnement mental des accusés. Une fois de plus, Monique Olivier a argué de sa peur face à Fourniret. Quant à lui, le peu qu’il a parlé, il a joué les grands mystérieux: « Ma mémoire a emmagasiné nombre de films." Histoire d’enfler encore sa légende de monstre.
A mesure que la voiture s’approche des Ardennes — le terrain de chasse préféré de Fourniret, bois touffus, rivières paisibles, villages qui sentent la bière, le chômage et la Belgique – j’en mène de moins en moins large. Vais-je tenir le choc ?
Je m’engage dans la rue en pente qui descend au tribunal. Il est neuf heures tapantes. Ouragan subit de sirènes. Sous une averse bleuâtre de feux de gyrophares, au cœur d’une escorte de motards et d’une haie de tireurs d’élite armés jusqu’aux dents, trois voitures foncent à toute blinde vers l’arrière du bâtiment. Je me crois dans le dernier blockbuster d’Hollywood. Dans la salle des pas perdus, même concentration policière. Cà promet. La queue du public est cependant maigrichonne : une quarantaine de personnes. Des jeunes, des retraités, des désoeuvrés. Et les inévitables vieilles étouffant par avance d’indignation. Les Fourniret ne font plus recette. Lassitude ? Ecoeurement ?
9 heures 30. Je pénètre dans le tribunal. Salle très petite au regard de l’impression qu’en donne la télé. Le président n’a pas encore revêtu sa toge. Il plaisante avec des avocats, salue des hommes et des femmes qu’à leurs vêtements sombres, j’identifie comme des proches de la victime. Atmosphère très cool, comme on dit dans les cours de récré. Sur un banc, à droite, j’avise tout de même une femme aux yeux battus. C’est l’épouse du procureur, elle vient tous les matins pour lui soutenir le moral. Elle a les nerfs à vif : « C’est trop atroce, je n’en dors plus. » Dans mon dos, un badaud ronchonne : « Sont pas pressés, ce matin.» Le rituel « La Cour ! » finit malgré tout par retentir. Dans leur box à vitres blindée, chacun flanqué de son flic balèze et surarmé, Monsieur et Madame Barbe-Bleue font enfin leur apparition.
J’en oublie aussi sec tous mes souvenirs de films d’horreur, Dracula, Jack L’Eventreur, le Vampire de Dusseldorf et tutti quanti. Grisâtres, ces deux-là, blafards, sans relief, râpeux. Grande, bovine, mollasse, le teint cireux, menton et regard fuyants, épaules cassées sous le poids d’un joug invisible, Monique Olivier s’avachit déjà sous sa chevelure prématurément blanchie et sa polaire couleur de muraille. Effondrée de partout : des joues, des épaules, des mains, des seins. A ce laisser-aller, seuls échappent les cheveux shampouinés de frais. Quant à Fourniret, alias « Le Diabolique des Ardennes » , rien qu’une plate figure de petit retraité chieur, vicelard, pète-sec. Profil dessiné à la pointe sèche, cheveu gris mais dru — une grosse mèche, parfois s’égare au milieu de son front. Bouche soustraite aux regards par une barbichette grisonnante et entretenue avec un soin jardinier, lèvres sont crispées d’avance dans un rictus méprisant. A gestes menus, méticuleux, techniciens, radins, il installe dans le box sa petite silhouette malingre, épaissie à la taille par des bouées de mauvaise graisse. Ca crève les yeux : le monde de Michel Fourniret, c’est celui du minable, de l’étriqué, du rabougri, du riquiqui. Et la dimension du couple, à l’évidence, doit seulement tenir à l’horreur dévoilée de leur crimes. Tout sauf grandioses, ces abominations. Leur seule démesure : celle de l’inconcevable.
9 h 45, le train-train de la procédure se met en branle. A la routine du tribunal répond, tout aussi mécanique, le rituel Fourniret. Comme tous les matins, d’une voix atone, il signifie à la Cour qu’il ne répondra pas à ses questions : « Position inchangée. » Son nez s’est pincé, son cou étiré, sa tête redressée. A croire qu’il offre son poitrail à un déferlement de chars Leclerc. Mais tout le monde s’en fout et c’est très bien, on passe illico à ce qui urge : la déposition du médecin-légiste qui a procédé à l’autopsie de Natacha Danais. Précis mais posé, animé du souci évident de ménager la famille, le Pr Rodat expose ses conclusions : les mains de la petite victime de 13 ans ont été ligotées, elle s’est débattue, a été frappée, son thorax perforé à trois reprises d’une lente trouée. A l’aide, sans doute, du tournevis cruciforme dont Fourniret se servait pour ses travaux d’électricité — lors de ses interrogatoires, il en a longuement vanté l’excellence, la précision, la maniabilité. Et pour finir, il y a eu étouffement. Les mots cliniques s’enchaînent : « hémorragie intra-thoracique », « coup porté avec une énergie décisive » « bord filant de la lame ». Monique Olivier, très attentive, en perd son air bovin. Les bourrelets de son cou enflent puis se déplient comme ceux d’une tortue. Elle déglutit. Quelque chose au fond d’elle-même frémit, mais quoi ? En tout cas, elle a soif : elle se verse un verre d’eau. Gestes précieux, manières de petite bourgeoise égarée dans un salon de la haute. L’air de dire: « Faudrait pas croire, tout de même, je sais me tenir ».
La litanie médico-légale se poursuit : « obturation de la bouche », « suffocation faciale » « agonie de trois à quatre minutes ». Le dos bien calé au dossier de sa chaise, Fourniret singe le sommeil satisfait de l’artisan qui vient de parachever une bricole au petit poil. Je soupçonne une méthode hyper-salingue pour réveiller le versant le plus malsain de nos imaginaires : celui qu’il a titillé hier en évoquant les « films » emmagasinés dans sa mémoire. Je me raidis : l’observer, oui, deux fois plutôt qu’une. Mais imaginer, surtout pas ! A toutes fins, résister aux questionnements du genre : « A quoi il pense? » « Qu’est-ce qu’il revoit ? » M’en tenir aux faits. De ce qui est en train de se raconter dans ce prétoire : l’indicible. Qui pourtant est dit. Et qu’il faut absolument entendre, afin que justice soit faite. Quant à la douleur des victimes, je peux l’écouter, elle a un son. Celui des sanglots qui montent du banc où est assise la famille de Natacha. Insoutenable.
Alors m’accrocher aux branches, résister à l’émotion Il faut que je comprenne, que j’y voie clair. Et pour y parvenir, continuer de scruter Fourniret, toujours figé dans son pseudo-sommeil de pierre. Le détailler, l’analyser, tenter de l’anticiper. L’expert a annoncé qu’il finira par l’expertise gynécologique. Je prends intérieurement le pari qu’à ce moment-là, il va rouvrir l’œil. Gagné : cinq minutes plus tard, le débat ne s’est pas orienté vers l’éventualité d’un rapport sexuel entre le meurtrier et la jeune morte que Fourniret émerge. Ultra-présent et frais comme un gardon. Monique Olivier connaît la musique : elle se casse davantage sous son joug invisible, se renfrogne plus que jamais dans sa bouche qui s’avale elle-même. Parallèlement, un grand écran s’allume. Dans le demi-jour du tribunal, projection des photos prises le jour de la reconstitution du crime. Images plates, façon roman-photo, à ceci près que les légendes sont tout sauf à l’eau-de-rose : « Fourniret attache les poignets de Natacha ». « Fourniret retire la culotte et le collant de Natacha ». « Position de la boîte à outils de Fourniret ». Pour que nul n’en ignore, une voix féminine, d’une neutralité scolaire, ânonne les sous-titres. Et c’est paradoxalement cette froideur des sons, cette platitude des clichés qui, d’une seconde à l’autre, me font basculer, sans le moindre préavis, dans la quatrième dimension de l’humain : celle des grands pervers sexuels.Oui, j’ai bien dit « humain ». Car c’est à cela que tient mon effroi soudain : les auteurs de ces abominations appartiennent, comme moi-même, comme nous tous, à l’espèce de l’homo sapiens sapiens. Fourniret n’est ni un animal ni un fauve. La preuve : là, dans son box, à quelques mètres, tout comme moi, il tient un stylo, prend des notes. En prenant son temps. Exactement comme, sans se presser non plus, il a enfoncé, à trois reprises, son tournevis cruciforme diamètre 4 mm dans le thorax de Natacha Danais.
Mais c’est Monique Olivier qui tient à présent la vedette. Sur elle s’abat un feu nourri de questions. Elles fusent de toutes parts, avocats, président, avocat général. Qu’est-ce qu’elle a vu et entendu de cette nouvelle horreur ? Y a-t-elle participé? Aurait-elle pu l’empêcher ? Réponses en forme de bafouillages gluants. Elle glisse, savonne, hésite, esquive : « Me souviens plus…Trop loin, oui, non, peut-être, sais plus. Et puis… Pffou… ! » La femme qui grifonnait à Fourniret de longues missives enflammées et quasi-littéraires s’échine à contrefaire la demi-demeurée, genre ménagère gaulée pour un vol de nouilles à la supérette du coin. Quel foin pour des broutilles, en somme, et la barbe à la fin ! Tout juste si elle lâche pas : « On ne pourrait pas changer de sujet? » Mais de dixième d’aveu en quart de réponse, un nouveau soupçon commence à s’installer, plus horrible que tout le reste: Fourniret aurait violé la morte… Si lourde, cette suspicion de nécrophilie, que personne n’ose, telle la peste, l’appeler par son nom…Dans le prétoire, silence funèbre. Puis soudain, feu sur Fourniret : « Avez-vous violé Natacha Danais ? Réplique glacée: « Ni oui, ni non. Position inchangée. » En lui, tout s’est rigidifié. Dans la salle, nouveau silence funéraire. Dont il jouit, j’en suis certaine. A sa manière : suraigue, précise, comme les coups qu’il a portés. L’avocat général explose : « Vous êtes un monstre pédophile ! » Fourniret reste de marbre. Puis finit par siffler:« Je ne réagirai pas » . Au fond de sa voix, discret vibrato de satisfaction. Il est 11h30, fin des débats du matin. Ouf ! Je n’en peux plus,j’étouffe. En moins de 90 minutes, cette audience, tel un sous-marin silencieux, m’a insensiblement conduite dans les abysses du Mal.
A 14 heures, retour dans le prétoire. L’air frais et un bon porto aidant, je me suis requinquée. Mais Fourniret n’est pas rentré dans le box qu’inexorable, son logiciel se réenclenche. Dans un discours amphigourique et précieux, il réclame une fois de plus le huit-clos. Ainsi, assure-t-il, il pourrait enfin livrer la vérité aux familles. Et respecter leur intimité. Bénin, mielleux, il donne maintenant dans l’onction ecclésiastique. Et joue à la victime. Air connu. Face au chantage, refus catégorique des familles. La pantomime, fatigante, a duré 3 bons quarts d’heure. On en a oublié Monique Olivier.
C’est pourtant elle qui m’intrigue. Ce matin, quand l’avocate de la famille Danais lui a demandé si c’était son pacte avec Fourniret qui l’avait empêchée de prévenir Natacha du sort qui l’attendait, elle avait lâché, pour une fois limpide: « Il n’y avait pas de pacte ». J’ai la sensation qu’elle a dit vrai. Et la conviction que sa propre perversité, d’instinct, s’est additionnée, tout bêtement, à celle de Fourniret. Car l’air vipérin qu’elle a eu l’instant d’après, quand où elle a consenti — pure forme — à chuinter un remords de façade : « Oui, je l’ai dénoncé trop tard, je regrette »… Mais cet après-midi, à l’évidence, elle se fatigue. Semble minée par les invectives de l’avocat général à l’adresse de Fourniret, les attaques des avocats des familles et des parties civiles, les frappes incessantes du Président — quand Fourniret s’est comparé à Jean Valjean, il l’a ravalé au rang de « Thénardier du crime ». Son champion toutes catégories du meurtre et de la cruauté, l’homme qu’elle appelait dans ses lettres « mon cher petit taulard » en ajoutant amoureusement « Tu sais que je suis très collante » — commence sérieusement à rétrécir au lavage. Aux questions, elle répond maintenant en élevant vers ses joues des mains de suppliante, tandis que son visage prend la consistance d’un flan qui tourne. Entre l’attachement et la rancœur, son cœur balance encore. Mais c’est flagrant, le ressentiment gagne du terrain. Va-t-elle craquer ? Révéler les autres crimes dont on les soupçonne, Fourniret et elle ? Celui de la jeune Joanna Parish, par exemple, dont les parents sont présents dans la salle ? Et tant d’autres, à commencer par Estelle Mouzin ?
Mais tout occupé qu’il soit à jouer sur son cahier Clairefontaine au scribe papelard de son propre procès, Fourniret reste à l’affût. Et le légendaire instinct des pervers l’avertit qu’une minuscule brèche s’est ouverte du côté de sa femme. C’est couru : à la première occasion, il va tenter de reprendre l’ascendant. L’opportunité s’en présente aussitôt, sous la forme d’une question à propos du mot « gibier » qu’il employait pour parler de ses victimes. Fourniret se lève donc. Pose une main sur le rebord du box. Et replie l’autre dans son dos, comme s’il cachait une arme. Il en détient une, en effet. Mais pas entre ses doigts. Ce sont ses yeux. Ils se sont gelés. Puis fixés sur le Président. A qui il balance une décharge de haine à l’état pur. Silencieuse, cette frappe. Interminable, soutenue. Et pour autant foudroyante. Irradiation muette, quasi-nucléaire. Le corps, pendant tout ce temps, se maintient dans une raideur quasi-cadavérique. Dans la salle, silence polaire. Impression que si je bouge d’un cheveu, je vais me prendre moi aussi la décharge. Au passage, je vérifie la justesse du vieux cliché « L’horreur se peint sur les visages » : sous l’effet de ce rayonnement étrange, les muscles les plus infimes des assistants se figent. Sidération générale. Savonnette plus glissante que jamais, Monique Olivier ne veut rien voir. Vertèbre après vertèbre, elle accuse la voussure de son dos. Mais sensation, pourtant, que son héros ne supporte pas la grande lessive du tribunal. Intuition qu’au cœur de sa propre barbarie, commence à se réveiller quelque chose de minuscule, qui pourrait se nommer une lueur d’humanité : dans les minutes qui suivent, quand le Président la met sur la voie d’autres crimes qu’elle pourrait dénoncer, après son habituel, « J’ai tout dit », quelque chose se déchire au fond de sa voix: « Oui, enfin bon… » Et ce regard torturé, d’un seul coup, genre « Crime et Châtiment ». Il est 16 heures 50. Calme et posé comme de toute la journée, le Président choisit de l’abandonner à ses démons et clôt les débats : « Bonsoir à tous ». Je sors, reprends la route de Paris, retraverse ces bois, ces forêts où le couple a semé tant d’horreurs. Oui, bonsoir. Je ne dormirai sûrement pas d’un sommeil sans rêves. Mais ce ne seront pas des cauchemars. J’ai réussi à déjouer la fascination, l’ultime piège tendu par Fourniret.
A mesure que la voiture s’approche des Ardennes — le terrain de chasse préféré de Fourniret, bois touffus, rivières paisibles, villages qui sentent la bière, le chômage et la Belgique – j’en mène de moins en moins large. Vais-je tenir le choc ?
Je m’engage dans la rue en pente qui descend au tribunal. Il est neuf heures tapantes. Ouragan subit de sirènes. Sous une averse bleuâtre de feux de gyrophares, au cœur d’une escorte de motards et d’une haie de tireurs d’élite armés jusqu’aux dents, trois voitures foncent à toute blinde vers l’arrière du bâtiment. Je me crois dans le dernier blockbuster d’Hollywood. Dans la salle des pas perdus, même concentration policière. Cà promet. La queue du public est cependant maigrichonne : une quarantaine de personnes. Des jeunes, des retraités, des désoeuvrés. Et les inévitables vieilles étouffant par avance d’indignation. Les Fourniret ne font plus recette. Lassitude ? Ecoeurement ?
9 heures 30. Je pénètre dans le tribunal. Salle très petite au regard de l’impression qu’en donne la télé. Le président n’a pas encore revêtu sa toge. Il plaisante avec des avocats, salue des hommes et des femmes qu’à leurs vêtements sombres, j’identifie comme des proches de la victime. Atmosphère très cool, comme on dit dans les cours de récré. Sur un banc, à droite, j’avise tout de même une femme aux yeux battus. C’est l’épouse du procureur, elle vient tous les matins pour lui soutenir le moral. Elle a les nerfs à vif : « C’est trop atroce, je n’en dors plus. » Dans mon dos, un badaud ronchonne : « Sont pas pressés, ce matin.» Le rituel « La Cour ! » finit malgré tout par retentir. Dans leur box à vitres blindée, chacun flanqué de son flic balèze et surarmé, Monsieur et Madame Barbe-Bleue font enfin leur apparition.
J’en oublie aussi sec tous mes souvenirs de films d’horreur, Dracula, Jack L’Eventreur, le Vampire de Dusseldorf et tutti quanti. Grisâtres, ces deux-là, blafards, sans relief, râpeux. Grande, bovine, mollasse, le teint cireux, menton et regard fuyants, épaules cassées sous le poids d’un joug invisible, Monique Olivier s’avachit déjà sous sa chevelure prématurément blanchie et sa polaire couleur de muraille. Effondrée de partout : des joues, des épaules, des mains, des seins. A ce laisser-aller, seuls échappent les cheveux shampouinés de frais. Quant à Fourniret, alias « Le Diabolique des Ardennes » , rien qu’une plate figure de petit retraité chieur, vicelard, pète-sec. Profil dessiné à la pointe sèche, cheveu gris mais dru — une grosse mèche, parfois s’égare au milieu de son front. Bouche soustraite aux regards par une barbichette grisonnante et entretenue avec un soin jardinier, lèvres sont crispées d’avance dans un rictus méprisant. A gestes menus, méticuleux, techniciens, radins, il installe dans le box sa petite silhouette malingre, épaissie à la taille par des bouées de mauvaise graisse. Ca crève les yeux : le monde de Michel Fourniret, c’est celui du minable, de l’étriqué, du rabougri, du riquiqui. Et la dimension du couple, à l’évidence, doit seulement tenir à l’horreur dévoilée de leur crimes. Tout sauf grandioses, ces abominations. Leur seule démesure : celle de l’inconcevable.
9 h 45, le train-train de la procédure se met en branle. A la routine du tribunal répond, tout aussi mécanique, le rituel Fourniret. Comme tous les matins, d’une voix atone, il signifie à la Cour qu’il ne répondra pas à ses questions : « Position inchangée. » Son nez s’est pincé, son cou étiré, sa tête redressée. A croire qu’il offre son poitrail à un déferlement de chars Leclerc. Mais tout le monde s’en fout et c’est très bien, on passe illico à ce qui urge : la déposition du médecin-légiste qui a procédé à l’autopsie de Natacha Danais. Précis mais posé, animé du souci évident de ménager la famille, le Pr Rodat expose ses conclusions : les mains de la petite victime de 13 ans ont été ligotées, elle s’est débattue, a été frappée, son thorax perforé à trois reprises d’une lente trouée. A l’aide, sans doute, du tournevis cruciforme dont Fourniret se servait pour ses travaux d’électricité — lors de ses interrogatoires, il en a longuement vanté l’excellence, la précision, la maniabilité. Et pour finir, il y a eu étouffement. Les mots cliniques s’enchaînent : « hémorragie intra-thoracique », « coup porté avec une énergie décisive » « bord filant de la lame ». Monique Olivier, très attentive, en perd son air bovin. Les bourrelets de son cou enflent puis se déplient comme ceux d’une tortue. Elle déglutit. Quelque chose au fond d’elle-même frémit, mais quoi ? En tout cas, elle a soif : elle se verse un verre d’eau. Gestes précieux, manières de petite bourgeoise égarée dans un salon de la haute. L’air de dire: « Faudrait pas croire, tout de même, je sais me tenir ».
La litanie médico-légale se poursuit : « obturation de la bouche », « suffocation faciale » « agonie de trois à quatre minutes ». Le dos bien calé au dossier de sa chaise, Fourniret singe le sommeil satisfait de l’artisan qui vient de parachever une bricole au petit poil. Je soupçonne une méthode hyper-salingue pour réveiller le versant le plus malsain de nos imaginaires : celui qu’il a titillé hier en évoquant les « films » emmagasinés dans sa mémoire. Je me raidis : l’observer, oui, deux fois plutôt qu’une. Mais imaginer, surtout pas ! A toutes fins, résister aux questionnements du genre : « A quoi il pense? » « Qu’est-ce qu’il revoit ? » M’en tenir aux faits. De ce qui est en train de se raconter dans ce prétoire : l’indicible. Qui pourtant est dit. Et qu’il faut absolument entendre, afin que justice soit faite. Quant à la douleur des victimes, je peux l’écouter, elle a un son. Celui des sanglots qui montent du banc où est assise la famille de Natacha. Insoutenable.
Alors m’accrocher aux branches, résister à l’émotion Il faut que je comprenne, que j’y voie clair. Et pour y parvenir, continuer de scruter Fourniret, toujours figé dans son pseudo-sommeil de pierre. Le détailler, l’analyser, tenter de l’anticiper. L’expert a annoncé qu’il finira par l’expertise gynécologique. Je prends intérieurement le pari qu’à ce moment-là, il va rouvrir l’œil. Gagné : cinq minutes plus tard, le débat ne s’est pas orienté vers l’éventualité d’un rapport sexuel entre le meurtrier et la jeune morte que Fourniret émerge. Ultra-présent et frais comme un gardon. Monique Olivier connaît la musique : elle se casse davantage sous son joug invisible, se renfrogne plus que jamais dans sa bouche qui s’avale elle-même. Parallèlement, un grand écran s’allume. Dans le demi-jour du tribunal, projection des photos prises le jour de la reconstitution du crime. Images plates, façon roman-photo, à ceci près que les légendes sont tout sauf à l’eau-de-rose : « Fourniret attache les poignets de Natacha ». « Fourniret retire la culotte et le collant de Natacha ». « Position de la boîte à outils de Fourniret ». Pour que nul n’en ignore, une voix féminine, d’une neutralité scolaire, ânonne les sous-titres. Et c’est paradoxalement cette froideur des sons, cette platitude des clichés qui, d’une seconde à l’autre, me font basculer, sans le moindre préavis, dans la quatrième dimension de l’humain : celle des grands pervers sexuels.Oui, j’ai bien dit « humain ». Car c’est à cela que tient mon effroi soudain : les auteurs de ces abominations appartiennent, comme moi-même, comme nous tous, à l’espèce de l’homo sapiens sapiens. Fourniret n’est ni un animal ni un fauve. La preuve : là, dans son box, à quelques mètres, tout comme moi, il tient un stylo, prend des notes. En prenant son temps. Exactement comme, sans se presser non plus, il a enfoncé, à trois reprises, son tournevis cruciforme diamètre 4 mm dans le thorax de Natacha Danais.
Mais c’est Monique Olivier qui tient à présent la vedette. Sur elle s’abat un feu nourri de questions. Elles fusent de toutes parts, avocats, président, avocat général. Qu’est-ce qu’elle a vu et entendu de cette nouvelle horreur ? Y a-t-elle participé? Aurait-elle pu l’empêcher ? Réponses en forme de bafouillages gluants. Elle glisse, savonne, hésite, esquive : « Me souviens plus…Trop loin, oui, non, peut-être, sais plus. Et puis… Pffou… ! » La femme qui grifonnait à Fourniret de longues missives enflammées et quasi-littéraires s’échine à contrefaire la demi-demeurée, genre ménagère gaulée pour un vol de nouilles à la supérette du coin. Quel foin pour des broutilles, en somme, et la barbe à la fin ! Tout juste si elle lâche pas : « On ne pourrait pas changer de sujet? » Mais de dixième d’aveu en quart de réponse, un nouveau soupçon commence à s’installer, plus horrible que tout le reste: Fourniret aurait violé la morte… Si lourde, cette suspicion de nécrophilie, que personne n’ose, telle la peste, l’appeler par son nom…Dans le prétoire, silence funèbre. Puis soudain, feu sur Fourniret : « Avez-vous violé Natacha Danais ? Réplique glacée: « Ni oui, ni non. Position inchangée. » En lui, tout s’est rigidifié. Dans la salle, nouveau silence funéraire. Dont il jouit, j’en suis certaine. A sa manière : suraigue, précise, comme les coups qu’il a portés. L’avocat général explose : « Vous êtes un monstre pédophile ! » Fourniret reste de marbre. Puis finit par siffler:« Je ne réagirai pas » . Au fond de sa voix, discret vibrato de satisfaction. Il est 11h30, fin des débats du matin. Ouf ! Je n’en peux plus,j’étouffe. En moins de 90 minutes, cette audience, tel un sous-marin silencieux, m’a insensiblement conduite dans les abysses du Mal.
A 14 heures, retour dans le prétoire. L’air frais et un bon porto aidant, je me suis requinquée. Mais Fourniret n’est pas rentré dans le box qu’inexorable, son logiciel se réenclenche. Dans un discours amphigourique et précieux, il réclame une fois de plus le huit-clos. Ainsi, assure-t-il, il pourrait enfin livrer la vérité aux familles. Et respecter leur intimité. Bénin, mielleux, il donne maintenant dans l’onction ecclésiastique. Et joue à la victime. Air connu. Face au chantage, refus catégorique des familles. La pantomime, fatigante, a duré 3 bons quarts d’heure. On en a oublié Monique Olivier.
C’est pourtant elle qui m’intrigue. Ce matin, quand l’avocate de la famille Danais lui a demandé si c’était son pacte avec Fourniret qui l’avait empêchée de prévenir Natacha du sort qui l’attendait, elle avait lâché, pour une fois limpide: « Il n’y avait pas de pacte ». J’ai la sensation qu’elle a dit vrai. Et la conviction que sa propre perversité, d’instinct, s’est additionnée, tout bêtement, à celle de Fourniret. Car l’air vipérin qu’elle a eu l’instant d’après, quand où elle a consenti — pure forme — à chuinter un remords de façade : « Oui, je l’ai dénoncé trop tard, je regrette »… Mais cet après-midi, à l’évidence, elle se fatigue. Semble minée par les invectives de l’avocat général à l’adresse de Fourniret, les attaques des avocats des familles et des parties civiles, les frappes incessantes du Président — quand Fourniret s’est comparé à Jean Valjean, il l’a ravalé au rang de « Thénardier du crime ». Son champion toutes catégories du meurtre et de la cruauté, l’homme qu’elle appelait dans ses lettres « mon cher petit taulard » en ajoutant amoureusement « Tu sais que je suis très collante » — commence sérieusement à rétrécir au lavage. Aux questions, elle répond maintenant en élevant vers ses joues des mains de suppliante, tandis que son visage prend la consistance d’un flan qui tourne. Entre l’attachement et la rancœur, son cœur balance encore. Mais c’est flagrant, le ressentiment gagne du terrain. Va-t-elle craquer ? Révéler les autres crimes dont on les soupçonne, Fourniret et elle ? Celui de la jeune Joanna Parish, par exemple, dont les parents sont présents dans la salle ? Et tant d’autres, à commencer par Estelle Mouzin ?
Mais tout occupé qu’il soit à jouer sur son cahier Clairefontaine au scribe papelard de son propre procès, Fourniret reste à l’affût. Et le légendaire instinct des pervers l’avertit qu’une minuscule brèche s’est ouverte du côté de sa femme. C’est couru : à la première occasion, il va tenter de reprendre l’ascendant. L’opportunité s’en présente aussitôt, sous la forme d’une question à propos du mot « gibier » qu’il employait pour parler de ses victimes. Fourniret se lève donc. Pose une main sur le rebord du box. Et replie l’autre dans son dos, comme s’il cachait une arme. Il en détient une, en effet. Mais pas entre ses doigts. Ce sont ses yeux. Ils se sont gelés. Puis fixés sur le Président. A qui il balance une décharge de haine à l’état pur. Silencieuse, cette frappe. Interminable, soutenue. Et pour autant foudroyante. Irradiation muette, quasi-nucléaire. Le corps, pendant tout ce temps, se maintient dans une raideur quasi-cadavérique. Dans la salle, silence polaire. Impression que si je bouge d’un cheveu, je vais me prendre moi aussi la décharge. Au passage, je vérifie la justesse du vieux cliché « L’horreur se peint sur les visages » : sous l’effet de ce rayonnement étrange, les muscles les plus infimes des assistants se figent. Sidération générale. Savonnette plus glissante que jamais, Monique Olivier ne veut rien voir. Vertèbre après vertèbre, elle accuse la voussure de son dos. Mais sensation, pourtant, que son héros ne supporte pas la grande lessive du tribunal. Intuition qu’au cœur de sa propre barbarie, commence à se réveiller quelque chose de minuscule, qui pourrait se nommer une lueur d’humanité : dans les minutes qui suivent, quand le Président la met sur la voie d’autres crimes qu’elle pourrait dénoncer, après son habituel, « J’ai tout dit », quelque chose se déchire au fond de sa voix: « Oui, enfin bon… » Et ce regard torturé, d’un seul coup, genre « Crime et Châtiment ». Il est 16 heures 50. Calme et posé comme de toute la journée, le Président choisit de l’abandonner à ses démons et clôt les débats : « Bonsoir à tous ». Je sors, reprends la route de Paris, retraverse ces bois, ces forêts où le couple a semé tant d’horreurs. Oui, bonsoir. Je ne dormirai sûrement pas d’un sommeil sans rêves. Mais ce ne seront pas des cauchemars. J’ai réussi à déjouer la fascination, l’ultime piège tendu par Fourniret.