Mes articles
Marion Cotillard, une fille de son père
Le 28 f�vrier 2008
Interview de Jean-Claude COTTILLARD par Irène Frain
I.F. : Vous vivez dans le monde du spectacle, comme votre fille. Une tradition familiale ?
J-C.C. : Absolument pas. Aussi loin qu’on remonte dans notre famille, on ne trouve que des gens pauvres qui ne connaissaient rien au théâtre, et encore moins au cinéma. Mes parents sont originaires d’un petite commune des Côtes-d’Armor, Plémet. La Bretagne était alors misérable, ils avaient émigré dans la région parisienne, où ils avaient trouvé du travail chez des maraîchers du Val-de-Marne. Nous étions plutôt démunis. Je suis né aux lendemains immédiats de la guerre et, enfant, je ne savais même pas que le théâtre existait.
I.F. : Comment l’avez-vous découvert ?
J-C.C. : Je suis un parfait autodidacte. Après une classe de quatrième ratée, on m’a orienté vers un CAP de dessinateur industriel et un brevet de mécanique générale. Mais très confusément, je savais que quelque chose de formidable existait en dehors de cet univers-là. Moi qui étais timide au point d’être malade à l’idée d’aller acheter une baguette chez le boulanger, je prenais un plaisir fou à faire le clown, à raconter des histoires qui faisaient rire mes copains.C’étaient des garçons d’un milieu très populaire, comme moi . Eux aussi y prenaient plaisir. En cette fin des années cinquante, la télé était encore peu répandue, on n’avait aucune idée de ce qu’était un spectacle, même si de temps en temps, on se disait : « On devrait faire du théâtre… » Puis, vers vingt ans, l’un de nous a eu l’idée de suivre un stage de mime, à Paris, chez Maximilien de Crou, un professeur dont le père, à l’Ecole Charles Dullin, avait notamment formé Jean-Louis Barrault, Raymond Devos,le mime Marceau. J’ai suivi ce copain et là, révélation : le monde dont je rêvais confusément existait ! Et je l’avais ignoré si longtemps… J’ai eu l’impression de naître enfin à la vie. Mon choix a été immédiat.
I.F. : Mais vous aviez un travail, je suppose…Vous avez tout lâché ?
J-C.C. : Oui, mais j’ai un côté fourmi, prudent, dû à mes origines bretonnes, le souvenir très aigu de la pauvreté. Donc j’ai continué à travailler. C’était parfois cocasse : j’ai par exemple travaillé chez Citroën comme « contrôleur des outils de contrôle… » Mais vers 25 ans, quand mon activité théâtrale est devenue trop prenante, j’ai dû trancher. Choisir entre continuer le théâtre amateur ou faire les choses à plein temps. Si on reste dans l’entre-deux, on se disperse, on bricole.
I.F. : Donc dans les années 70, vous faites le grand saut…
J-C.C. : Le mot est inexact. J’avais progressé si vite que mon professeur m’a très vite envoyé le remplacer un peu partout. J’ai donc donné des cours qui m’ont permis de survivre. Mais ce n’était pas uniquement alimentaire : j’aimais énormément çà. Je n’ai d’ailleurs jamais arrêté puisque je dirige actuellement l’Ecole Supérieure d’Art dramatique de Paris, la seule école de théâtre gratuite et à plein temps.
I.F. : Depuis le début, vous avez donc voulu transmettre votre art ?
J-C.C. : Je dirais plutôt que j’ai toujours été porté par l’envie du partage. Mais je n’ai jamais interprété ni monté d’œuvres théâtrales déjà écrites. Jamais joué « Scapin » ou « Bérénice », si vous préférez. J’ai toujours été animé par le désir de créer une forme artistique originale, fondée sur le mime, l’improvisation et la construction d’histoires. Mon travail, c’est la syntaxe et le langage du geste, l’imaginaire du corps, ce qu’on a appelé à une époque « l’expression corporelle ». Un art intermédiaire entre le théâtre et la danse. En habitant son corps d’une certaine façon, on fait surgir un imaginaire humain universel.
I.F. : C’est l’univers dans lequel déboule la petite Marion en 1975… Avec une maman elle-même actrice, je crois ?
J-C.C. : Oui, je l’avais rencontrée dans le réseau de théâtre amateur dont je vous ai parlé. Quatre ans après Marion sont nés nos fils, des jumeaux. L’un d’entre eux est webmaster à San Francisco, et l’autre, tout en continuant son job dans une entreprise d’informatique, est lui-même comédien et réalisateur, de façon tout à fait professionnelle puisqu’il vient de réaliser un court-métrage avec Guillaume Canet.
I.F. : A la maison, pour amuser vos enfants, vous faisiez le clown, comme naguère avec vos copains ?
J-C.C. : Non, chez nous, la rigolade, passait plutôt par la parole. Une forme d’humour noir assez vachard qu’on a pratiqué tous ensemble très tôt, avec des sortes de concours de la meilleure sale blague... C’était — et c’est toujours ! — à qui dégainera le plus vite. Les deux jumeaux sont particulièrement affûtés à ce jeu-là, mais Marion, depuis le début, n’est pas mal non plus !
I.F. : Est-ce que Marion allait voir vos spectacles?
J-C.C. : Les choses se sont passées beaucoup plus naturellement. Je trouvais le théâtre pour enfants tellement cucul ou sinistre qu’avec mes copains, pour amuser nos gosses, on a monté nos propres spectacles. Ils ont tellement bien marché qu’ils ont tourné dans le monde entier. Rien que leur titre « Les pieds dans la confiture » montre assez qu’ils étaient, disons, assez décalés ! Il y avait aussi « Opéré d’urgence » qui racontait l’histoire d’un gamin opéré de l’appendicite, vu du côté de la panique des parents ! Mes enfants, comme tous les gosses, adoraient…
I.F. : Quand s’est révélée la vocation de Marion ?
J-C.C. : Au moment où elle est entrée au lycée, vers 15 ans.
I.F. : Vous en aviez déjà parlé ensemble ?
J-C.C. : Ni ma femme ni moi ne nous étions posé la question de ce qu’elle allait faire plus tard. Tout a été spontané et les choix des uns et des autres se sont faits au fur et à mesure de la vie. Il était déjà clair que Marion se dirigeait vers une voie artistique puisqu’elle avait choisi l’option « arts plastiques ».
I.F. : Elle dessinait ?
J-C.C. : Oui. Elle a un rapport très fort à tout ce qui est visuel. Mais on n’intervenait pas dans ses choix. Elle vivait sa vie et nous, on était à l’écoute.
I.F. : Qu’avez-vous répondu, quand elle vous a dit qu’elle voulait être actrice ?
J-C.C. : « Si c’est ce que tu veux faire, tu le fais ».
I.F. : Elle ne se souvenait plus des galères matérielles que vous avez traversées ?
J-C.C. : On n’a pas vraiment eu de galères. On s’est toujours débrouillés.
I.F. : Mais vous ne lui avez pas dit : « OK, tu y vas, mais sois consciente que ce ne sera pas du miel et des roses tous les jours.. » ?
J-C.C. : Surtout pas ! Ce genre de réflexion est horrible ! Et çà aurait signifié que je projetais ma vie dans la sienne. Je refuse catégoriquement ce genre d’attitude. Dans l’école que je dirige, je vois trop de jeunes qui s’inscrivent en cachette à cause de mises en garde de cette sorte. Elles créent des dégâts considérables. Je n’aurais tout de même pas dit à ma fille ce que je me refuse à dire à mes étudiants…Ma position de père, ca a été : « Vas où tu vas. Tu te débrouilles, et si tu as un souci, on est derrière. »
I.F. : Donc elle s’est lancée avec un filet ?
J-C.C. : Cà me paraît évident que les parents soient derrière leurs enfants ! Mais je pense pas le avoir dit. Ce sont des choses qui se transmettent par une attitude. Les parents n’ont pas besoin de les formuler, elles se sentent.
I.F. : Quelle formation d’actrice Marion a-t-elle suivie?
J-C.C. : Elle s’est inscrite au Conservatoire d’Orléans,puisqu’à l’époque je travaillais là-bas. Elle a eu son bac à 18ans, pas avec 18 de moyenne, je le confesse, et tout de suite, elle est entrée dans le vif du sujet.
I.F. : C’est-à-dire ?
Le concret. Les castings. Elle a été prise très vite.
I.F. : Donc on peut dire que tout a marché très vite pour elle. Et très facilement…
J-C.C. : Je dirais plutôt que çà n’a pas été très dur. Elle était manifestement douée. Les périodes difficiles qu’elle a traversées n’étaient pas dues à un manque de propositions, mais à son exigence. Marion fonctionnait selon deux paramètres: il fallait que le rôle lui convienne, et que le film soit un beau projet.
I.F. : Tout de même, vous avez dû être sacrément épaté que çà marche aussi vite…Vous ne vous êtes pas dit : c’est le résultat de mon éducation, de l’ambiance qu’il y avait à la maison ?
J-C.C. : On ne sait jamais ce qu’on donne et je n’ai pas de gloire particulière à tirer du chemin que Marion a parcouru. En tout cas, je ne me suis jamais dit : « C’est grâce à moi que… » Je ne suis pas dans ce type d’attitude et de discours.
I.F. : Vous discutiez de ses choix avec Marion ?
J-C.C. : Je ne m’en suis jamais mêlé.
I.F. : Mais comment le professionnel que vous êtes pouvait-il s’empêcher de juger la professionnelle qu’elle devenait ?
J-C.C. : Devant son travail, j’avais bien sûr une appréciation intérieure. Et je lui en ai fait part. Une affaire d’autant plus compliquée que j’enseigne le théâtre…En famille comme dans l’enseignement,il y a de l’affectif dans l’appréciation d’une œuvre. On rencontre donc toujours le même problème : quelle est la part d’affectif dans cette appréciation? En tant que professeur, je me dois de rendre mes élèves admirables au public, c’est une exigence incontournable. Et comme ce sont mes élèves, il m’est assez facile de réduite la part de l’affectif, du degré de sympathie que j’éprouve pour eux. Mais comment le faire avec ma fille ? Je l’aime et c’est incontrôlable ! Donc à ses tout débuts, j’avais beau faire, mon regard sur son travail avait une part d’affectif qui dépassait de 50% de mon regard habituel sur une œuvre d’art. Mais avec le temps, j’ai réussi à prendre de la distance. Si bien que, lorsque j’ai vu « La Môme », je me suis retrouvé comme tout le monde : devant une interprétation si magistrale que la comédienne m’a laissé sans voix. J’ai oublié que c’était ma fille et face à sa prestation, j’ai pleuré. Des larmes de la même qualité, de la même sincérité que celle des sepctateurs assis à côté de moi dans le cinéma…
I.F. : Vous-même, en 2006, vous avez obtenu un Molière. Qu’avez-vous éprouvé quand vous êtes monté sur scène pour le recevoir ?
J-C.C. : La joie de la reconnaissance et le sentiment serein de l’exactitude. Aucune exaltation, mais pas non plus le trouble qu’aurait suscité une récompense fondée sur un malentendu. Simplement cette pensée : « Tiens, la profession a évolué, elle est maintenant capable de comprendre le travail si particulier qui est le mien. »
I.F. : Pensez-vous que Marion a ressenti quand elle a reçu son César ?
J-C.C. : Je sais ce que moi, j’ai ressenti.
I.F. : Et devant son triomphe, avez-vous réussi à contrôler le fameux « affectif » dont vous m’avez parlé tout-à-l’heure ?
J-C.C. : Bien sûr que non! J’ai éprouvé une immense émotion ! Et pourquoi l’aurais-je réfrénée ? Donc quand elle est montée sur scène, je n’ai rien empêché du tout ! J’ai vu ma fille et j’ai pensé : « Elle est magnifique, elle est sublime… » Et j’ai pleuré! Dans ces moments-là, on ne pense pas. C’est comme chaque fois qu’on se retrouve : on se prend dans les bras,on se communique nos énergies, on vit ! Et c’est beau…
I.F. : Et ensuite, vous êtes allés faire la fête ?
J-C.C. : Ce n’a pas été exactement « faire la fête ». Je l’ai rejointe au Crillon. On a attendu avec ses frères qu’elle ait fini de répondre aux journalistes dans la chambre qu’on lui avait attribuée pour deux heures et on a pris une coupe de champagne avant qu’elle ne s’en aille à la boîte de nuit réservée par l’organisation des Césars. Et même si je n’ai pas pu être vraiment avec elle, ces moments au Crillon, où j’ai pu la voir ont été pour moi une sorte de fête, oui…
I.F. : Vous avez l’impression que ce succès vous l’arrache ?
J-C.C. : Mais ma fille n’a jamais été ma propriété ! Quand elle est là, elle et moi, on ne se rate jamais…Et si j’ai eu des enfants, ce n’est pas pour comptabiliser leur présence !
I.F. : Comment vivez-vous maintenant l’attente des Oscars ?
J-C.C. : Dans la campagne d’Orléans, bien tranquillement, avec ma compagne.
I.F. : Ce sont des moments pesants, non, avec toute cette pression sur Marion ? En un rien de temps, avec ce triomphe international, elle est devenue l’emblème de la France…
J-C.C. : Sûrement pas ! Marion est avant tout une actrice, pas l’ambassadrice d’une nation. Elle n’a pas joué Piaf avec un maillot sur le dos avec l’inscription « France » ! Avec ce film, Marion est tout simplement l’ambassadrice des rires et des pleurs de l’humanité…
I.F. : Qu’allez-vous lui dire si elle a l’Oscar ?
J-C.C. : « Je t’aime. »
I.F. : Et si elle ne l’a pas ?
J-C.C. : « Je t’aime ». Tout pareil !
Paris-Match du 28 février 2008
I.F. : Vous vivez dans le monde du spectacle, comme votre fille. Une tradition familiale ?
J-C.C. : Absolument pas. Aussi loin qu’on remonte dans notre famille, on ne trouve que des gens pauvres qui ne connaissaient rien au théâtre, et encore moins au cinéma. Mes parents sont originaires d’un petite commune des Côtes-d’Armor, Plémet. La Bretagne était alors misérable, ils avaient émigré dans la région parisienne, où ils avaient trouvé du travail chez des maraîchers du Val-de-Marne. Nous étions plutôt démunis. Je suis né aux lendemains immédiats de la guerre et, enfant, je ne savais même pas que le théâtre existait.
I.F. : Comment l’avez-vous découvert ?
J-C.C. : Je suis un parfait autodidacte. Après une classe de quatrième ratée, on m’a orienté vers un CAP de dessinateur industriel et un brevet de mécanique générale. Mais très confusément, je savais que quelque chose de formidable existait en dehors de cet univers-là. Moi qui étais timide au point d’être malade à l’idée d’aller acheter une baguette chez le boulanger, je prenais un plaisir fou à faire le clown, à raconter des histoires qui faisaient rire mes copains.C’étaient des garçons d’un milieu très populaire, comme moi . Eux aussi y prenaient plaisir. En cette fin des années cinquante, la télé était encore peu répandue, on n’avait aucune idée de ce qu’était un spectacle, même si de temps en temps, on se disait : « On devrait faire du théâtre… » Puis, vers vingt ans, l’un de nous a eu l’idée de suivre un stage de mime, à Paris, chez Maximilien de Crou, un professeur dont le père, à l’Ecole Charles Dullin, avait notamment formé Jean-Louis Barrault, Raymond Devos,le mime Marceau. J’ai suivi ce copain et là, révélation : le monde dont je rêvais confusément existait ! Et je l’avais ignoré si longtemps… J’ai eu l’impression de naître enfin à la vie. Mon choix a été immédiat.
I.F. : Mais vous aviez un travail, je suppose…Vous avez tout lâché ?
J-C.C. : Oui, mais j’ai un côté fourmi, prudent, dû à mes origines bretonnes, le souvenir très aigu de la pauvreté. Donc j’ai continué à travailler. C’était parfois cocasse : j’ai par exemple travaillé chez Citroën comme « contrôleur des outils de contrôle… » Mais vers 25 ans, quand mon activité théâtrale est devenue trop prenante, j’ai dû trancher. Choisir entre continuer le théâtre amateur ou faire les choses à plein temps. Si on reste dans l’entre-deux, on se disperse, on bricole.
I.F. : Donc dans les années 70, vous faites le grand saut…
J-C.C. : Le mot est inexact. J’avais progressé si vite que mon professeur m’a très vite envoyé le remplacer un peu partout. J’ai donc donné des cours qui m’ont permis de survivre. Mais ce n’était pas uniquement alimentaire : j’aimais énormément çà. Je n’ai d’ailleurs jamais arrêté puisque je dirige actuellement l’Ecole Supérieure d’Art dramatique de Paris, la seule école de théâtre gratuite et à plein temps.
I.F. : Depuis le début, vous avez donc voulu transmettre votre art ?
J-C.C. : Je dirais plutôt que j’ai toujours été porté par l’envie du partage. Mais je n’ai jamais interprété ni monté d’œuvres théâtrales déjà écrites. Jamais joué « Scapin » ou « Bérénice », si vous préférez. J’ai toujours été animé par le désir de créer une forme artistique originale, fondée sur le mime, l’improvisation et la construction d’histoires. Mon travail, c’est la syntaxe et le langage du geste, l’imaginaire du corps, ce qu’on a appelé à une époque « l’expression corporelle ». Un art intermédiaire entre le théâtre et la danse. En habitant son corps d’une certaine façon, on fait surgir un imaginaire humain universel.
I.F. : C’est l’univers dans lequel déboule la petite Marion en 1975… Avec une maman elle-même actrice, je crois ?
J-C.C. : Oui, je l’avais rencontrée dans le réseau de théâtre amateur dont je vous ai parlé. Quatre ans après Marion sont nés nos fils, des jumeaux. L’un d’entre eux est webmaster à San Francisco, et l’autre, tout en continuant son job dans une entreprise d’informatique, est lui-même comédien et réalisateur, de façon tout à fait professionnelle puisqu’il vient de réaliser un court-métrage avec Guillaume Canet.
I.F. : A la maison, pour amuser vos enfants, vous faisiez le clown, comme naguère avec vos copains ?
J-C.C. : Non, chez nous, la rigolade, passait plutôt par la parole. Une forme d’humour noir assez vachard qu’on a pratiqué tous ensemble très tôt, avec des sortes de concours de la meilleure sale blague... C’était — et c’est toujours ! — à qui dégainera le plus vite. Les deux jumeaux sont particulièrement affûtés à ce jeu-là, mais Marion, depuis le début, n’est pas mal non plus !
I.F. : Est-ce que Marion allait voir vos spectacles?
J-C.C. : Les choses se sont passées beaucoup plus naturellement. Je trouvais le théâtre pour enfants tellement cucul ou sinistre qu’avec mes copains, pour amuser nos gosses, on a monté nos propres spectacles. Ils ont tellement bien marché qu’ils ont tourné dans le monde entier. Rien que leur titre « Les pieds dans la confiture » montre assez qu’ils étaient, disons, assez décalés ! Il y avait aussi « Opéré d’urgence » qui racontait l’histoire d’un gamin opéré de l’appendicite, vu du côté de la panique des parents ! Mes enfants, comme tous les gosses, adoraient…
I.F. : Quand s’est révélée la vocation de Marion ?
J-C.C. : Au moment où elle est entrée au lycée, vers 15 ans.
I.F. : Vous en aviez déjà parlé ensemble ?
J-C.C. : Ni ma femme ni moi ne nous étions posé la question de ce qu’elle allait faire plus tard. Tout a été spontané et les choix des uns et des autres se sont faits au fur et à mesure de la vie. Il était déjà clair que Marion se dirigeait vers une voie artistique puisqu’elle avait choisi l’option « arts plastiques ».
I.F. : Elle dessinait ?
J-C.C. : Oui. Elle a un rapport très fort à tout ce qui est visuel. Mais on n’intervenait pas dans ses choix. Elle vivait sa vie et nous, on était à l’écoute.
I.F. : Qu’avez-vous répondu, quand elle vous a dit qu’elle voulait être actrice ?
J-C.C. : « Si c’est ce que tu veux faire, tu le fais ».
I.F. : Elle ne se souvenait plus des galères matérielles que vous avez traversées ?
J-C.C. : On n’a pas vraiment eu de galères. On s’est toujours débrouillés.
I.F. : Mais vous ne lui avez pas dit : « OK, tu y vas, mais sois consciente que ce ne sera pas du miel et des roses tous les jours.. » ?
J-C.C. : Surtout pas ! Ce genre de réflexion est horrible ! Et çà aurait signifié que je projetais ma vie dans la sienne. Je refuse catégoriquement ce genre d’attitude. Dans l’école que je dirige, je vois trop de jeunes qui s’inscrivent en cachette à cause de mises en garde de cette sorte. Elles créent des dégâts considérables. Je n’aurais tout de même pas dit à ma fille ce que je me refuse à dire à mes étudiants…Ma position de père, ca a été : « Vas où tu vas. Tu te débrouilles, et si tu as un souci, on est derrière. »
I.F. : Donc elle s’est lancée avec un filet ?
J-C.C. : Cà me paraît évident que les parents soient derrière leurs enfants ! Mais je pense pas le avoir dit. Ce sont des choses qui se transmettent par une attitude. Les parents n’ont pas besoin de les formuler, elles se sentent.
J-C.C. : Elle s’est inscrite au Conservatoire d’Orléans,puisqu’à l’époque je travaillais là-bas. Elle a eu son bac à 18ans, pas avec 18 de moyenne, je le confesse, et tout de suite, elle est entrée dans le vif du sujet.
I.F. : C’est-à-dire ?
Le concret. Les castings. Elle a été prise très vite.
I.F. : Donc on peut dire que tout a marché très vite pour elle. Et très facilement…
J-C.C. : Je dirais plutôt que çà n’a pas été très dur. Elle était manifestement douée. Les périodes difficiles qu’elle a traversées n’étaient pas dues à un manque de propositions, mais à son exigence. Marion fonctionnait selon deux paramètres: il fallait que le rôle lui convienne, et que le film soit un beau projet.
I.F. : Tout de même, vous avez dû être sacrément épaté que çà marche aussi vite…Vous ne vous êtes pas dit : c’est le résultat de mon éducation, de l’ambiance qu’il y avait à la maison ?
J-C.C. : On ne sait jamais ce qu’on donne et je n’ai pas de gloire particulière à tirer du chemin que Marion a parcouru. En tout cas, je ne me suis jamais dit : « C’est grâce à moi que… » Je ne suis pas dans ce type d’attitude et de discours.
I.F. : Vous discutiez de ses choix avec Marion ?
J-C.C. : Je ne m’en suis jamais mêlé.
I.F. : Mais comment le professionnel que vous êtes pouvait-il s’empêcher de juger la professionnelle qu’elle devenait ?
J-C.C. : Devant son travail, j’avais bien sûr une appréciation intérieure. Et je lui en ai fait part. Une affaire d’autant plus compliquée que j’enseigne le théâtre…En famille comme dans l’enseignement,il y a de l’affectif dans l’appréciation d’une œuvre. On rencontre donc toujours le même problème : quelle est la part d’affectif dans cette appréciation? En tant que professeur, je me dois de rendre mes élèves admirables au public, c’est une exigence incontournable. Et comme ce sont mes élèves, il m’est assez facile de réduite la part de l’affectif, du degré de sympathie que j’éprouve pour eux. Mais comment le faire avec ma fille ? Je l’aime et c’est incontrôlable ! Donc à ses tout débuts, j’avais beau faire, mon regard sur son travail avait une part d’affectif qui dépassait de 50% de mon regard habituel sur une œuvre d’art. Mais avec le temps, j’ai réussi à prendre de la distance. Si bien que, lorsque j’ai vu « La Môme », je me suis retrouvé comme tout le monde : devant une interprétation si magistrale que la comédienne m’a laissé sans voix. J’ai oublié que c’était ma fille et face à sa prestation, j’ai pleuré. Des larmes de la même qualité, de la même sincérité que celle des sepctateurs assis à côté de moi dans le cinéma…
I.F. : Vous-même, en 2006, vous avez obtenu un Molière. Qu’avez-vous éprouvé quand vous êtes monté sur scène pour le recevoir ?
J-C.C. : La joie de la reconnaissance et le sentiment serein de l’exactitude. Aucune exaltation, mais pas non plus le trouble qu’aurait suscité une récompense fondée sur un malentendu. Simplement cette pensée : « Tiens, la profession a évolué, elle est maintenant capable de comprendre le travail si particulier qui est le mien. »
I.F. : Pensez-vous que Marion a ressenti quand elle a reçu son César ?
J-C.C. : Je sais ce que moi, j’ai ressenti.
I.F. : Et devant son triomphe, avez-vous réussi à contrôler le fameux « affectif » dont vous m’avez parlé tout-à-l’heure ?
J-C.C. : Bien sûr que non! J’ai éprouvé une immense émotion ! Et pourquoi l’aurais-je réfrénée ? Donc quand elle est montée sur scène, je n’ai rien empêché du tout ! J’ai vu ma fille et j’ai pensé : « Elle est magnifique, elle est sublime… » Et j’ai pleuré! Dans ces moments-là, on ne pense pas. C’est comme chaque fois qu’on se retrouve : on se prend dans les bras,on se communique nos énergies, on vit ! Et c’est beau…
I.F. : Et ensuite, vous êtes allés faire la fête ?
J-C.C. : Ce n’a pas été exactement « faire la fête ». Je l’ai rejointe au Crillon. On a attendu avec ses frères qu’elle ait fini de répondre aux journalistes dans la chambre qu’on lui avait attribuée pour deux heures et on a pris une coupe de champagne avant qu’elle ne s’en aille à la boîte de nuit réservée par l’organisation des Césars. Et même si je n’ai pas pu être vraiment avec elle, ces moments au Crillon, où j’ai pu la voir ont été pour moi une sorte de fête, oui…
I.F. : Vous avez l’impression que ce succès vous l’arrache ?
J-C.C. : Mais ma fille n’a jamais été ma propriété ! Quand elle est là, elle et moi, on ne se rate jamais…Et si j’ai eu des enfants, ce n’est pas pour comptabiliser leur présence !
I.F. : Comment vivez-vous maintenant l’attente des Oscars ?
J-C.C. : Dans la campagne d’Orléans, bien tranquillement, avec ma compagne.
I.F. : Ce sont des moments pesants, non, avec toute cette pression sur Marion ? En un rien de temps, avec ce triomphe international, elle est devenue l’emblème de la France…
J-C.C. : Sûrement pas ! Marion est avant tout une actrice, pas l’ambassadrice d’une nation. Elle n’a pas joué Piaf avec un maillot sur le dos avec l’inscription « France » ! Avec ce film, Marion est tout simplement l’ambassadrice des rires et des pleurs de l’humanité…
I.F. : Qu’allez-vous lui dire si elle a l’Oscar ?
J-C.C. : « Je t’aime. »
I.F. : Et si elle ne l’a pas ?
J-C.C. : « Je t’aime ». Tout pareil !
Paris-Match du 28 février 2008