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Interview de Alain ROBBE-GRILLET
Le 01 septembre 2000
I.F. : Il suffit de prononcer votre nom, en France ou à l’étranger, pour qu’on hoche la tête avec un grand respect. Pourtant cela fait un bon moment que vous n’avez rien publié. Comment expliquez-vous cet étrange rayonnement?
A.R.-G. : Je vous ferai la réponse d’Andy Warhol « Je suis surtout connu pour ma célébrité ». Ce type de phénomène est de plus en plus fréquent. Ainsi, il arrive très souvent qu’on m’aborde et qu’on me souffle, d’une voix bouleversée: « Vous êtes Alain Robbe-Grillet? « Je réponds « Oui ». Puis j’ajoute: « Vous avez lu mes livres? « On me répond: « Non » d’un ton terrifié, puis on souffle encore: « Mais je suis tellement content de vous voir ». Les gens sont comme ça.
I.F. : A quoi attribuez-vous cette attitude?
A.R.-G. : Je crois que c’est dû à mon nom. Il est excellent. Claude Simon, Albert Camus, c’est plus anonyme!
I.F. : C’est un pseudo?
A.R.-G. : Non, c’est le mien, il m’est tombé dessus. J’aurais pu en prendre un autre, comme les écrivains japonais, qui ont tous un nom de plume, comme on a nom de guerre. J’ai gardé le mien; il fait un peu comique, ce nom, un peu compliqué aussi. Donc sérieux.
I.F. : Comment êtes-vous devenu célèbre?
A.R.-G. : Presque tout de suite. Un succès de scandale, avec Le voyeur, juste après Les Gommes, livre publié dans le silence consterné des critiques. Mais au moment du Voyeur, ils s’ennuyaient, ils en avaient assez de parler de Sartre et de Camus. Ils se sont donc rabattus sur moi en écrivant d’énormes articles pour expliquer que j’étais illisible. Ceux qui faisaient alors la pluie et le beau temps se nommaient Robert Kanters, Robert Kempf, Henri Clouard. Pour eux la littérature s’était arrêtée à Balzac; ils étaient d’une prodigieuse inculture, surtout pour la littérature étrangère, ils n’avaient lu, par exemple, ni Kafka ni Faulkner. En dehors de Mauriac, Maurois et Montherlant, rien n’existait.
I.F. : Les évoquer semble beaucoup vous amuser ...
A.R.-G. : Enormément! Et je m’amusais déjà beaucoup. Ils allaient parfois très loin: Emile Henriot, par exemple, a écrit dans Le Monde tout un article où il affirmait que j’étais un fou et probablement un assassin...
I.F. : Votre look, comme on dit maintenant, a-t-il contribué à vous lancer?
A.R.-G. : Je n’étais pas terrible, à l’époque, je portais une petite moustache ridicule; si bien qu’au moment où la télévision est arrivée, ma femme Catherine m’a fait remarquer que je passais très mal à l’écran. Elle me jugeait très bien comme mari mais pas comme image. Elle me trouvait la figure molle; j’ai donc décidé, comme je suis paresseux, de me laisser pousser la barbe. Elle a jugé ça beaucoup mieux; et elle avait raison car, peu d’années plus tard, le chairman de la très prestigieuse Université de New York, Tom Bishop, qui me faisait entrer au département de français, m’a montré sa collection de photos-souvenirs; on le voyait en compagnie de De Gaulle, Faulkner, Beckett.... Il a désigné une photo de moi sans la barbe. Et il m’a dit: « Si tu avais gardé cette tête-là, je ne t’aurais jamais proposé de poste ici! » . Il ne plaisantait qu’à moitié...
I.F. : Le fait que les critiques des années cinquante vous présentent comme un repoussoir vous a-t-il transformé en best-seller?
A.R.-G. : Pas du tout...J’étais extrêmement connu mais je ne vendais pas de livres... On me citait partout et à n’importe quel propos. Je me souviens que je m’étais abonné à l’Argus de la Presse pour savoir ce qu’on écrivait sur moi. Chaque matin, je recevais des liasses entières d’articles; comme je payais un franc pour chaque citation signalée, ça a fini par me coûter un montant tellement supérieur à mes droits d’auteur que j’ai dû résilier mon abonnement...Et pendant une dizaine d’années, j’ai continué d’être un écrivain notoire et totalement méconnu. On ne cessait de propager sur moi des clichés absurdes, on disait que je cherchais à être un « romancier objectif » , que je voulais remplacer l’homme par l’objet dans la littérature... En fait, on ne devient pas célèbre pour des choses raisonnables, il suffit de regarder le parcours de Sartre! Mais moi, ces choses déraisonnables, on me les attribuait gratuitement...
I.F. : Quand avez-vous été vraiment lu?
A.R.-G. : Peut-être à partir du moment où j’ai regroupé sous la bannière « Nouveau roman » des auteurs, comme Nathalie Sarraute ou Claude Simon, publiés depuis déjà longtemps mais négligés par la critique au pouvoir. Barthes, Blanchot, Bataille n’avaient aucun poids dans la presse.
I.F. : Vous êtes donc devenu un phénomène de mode...
A.R.-G. : Oui; mais plus le phénomène s’est estompé, plus j’ai gagné de lecteurs. Je vous rappelle la phrase de Cocteau: « Ce qui est important, c’est de survivre à sa mode ». C’est ce qui m’est arrivé. A force de voir de grands articles dissusasifs à mon propos, les gens curieux se sont mis à lire mes livres. D’ailleurs, j’ai aujourd’hui un public de jeunes. Voilà aussi pourquoi je fais passer en poche ceux de mes ouvrages qui se vendent le moins, contrairement à la politique habituelle. Ce sont souvent d’ailleurs mes livres préférés, comme « Souvenirs du Triangle d’Or ». Apparemment, les nouvelles générations n’éprouvent pas de difficultés insurmontables à me lire, puisque je pourrais vivre de mes droits d’auteur. Pas grassement, loin de là. Mais correctement, oui.
I.F. : Quels sont vos best-sellers?
A.R.-G. : Best-seller est un bien grand mot. La maison de rendez-vous a dû atteindre trente ou quarante mille exemplaires, l’année de sortie, pour l’ensemble de la langue française. Tandis que mes films, en deux mois, faisaient entre 100 000 et 150 000 entrées à Paris.
I.F. : Comment l’expliquez-vous?
A.R.-G. : Il y avait dans mes films un attrait d’érotisme et d’humour qu’on n’avait pas saisi dans mes romans. La jalousie, par exemple, est un livre que je trouve très drôle. Je suis sans doute le seul... Mais Kafka trouvait aussi Le Procès très amusant...
I.F. : C’est sans doute cette réputation de complication et de gravité qui a longtemps éloigné de vous les lecteurs.
A.R.-G. : Oui, mais cette rumeur a été excellente pour mon image. Queneau, en revanche a beaucoup pâti d’avoir fait rire ses lecteurs. A mon propos, on pensait: « Pour oser ennuyer autant, Robbe-Grillet est sûrement quelqu’un de très important ».
I.F. : Mais avant d’avoir un lectorat, de quoi viviez-vous?
A.R.-G. : J’étais titulaire d’un diplôme d’ingénieur agronome et c’était à l’époque du plein emploi: il suffisait de se présenter au bureau des anciens élèves de l’Agro pour trouver un poste. Dans les années cinquante, on ne considérait pas encore la littérature comme un métier et encore moins comme un gagne-pain. On admettait la pauvreté. Il m’est arrivé de vivre dans une chambre de bonne prêtée par des amis et de porter les vêtements dont ils ne voulaient plus. On peut survivre très facilement sans aller au restaurant...Mais c’est un état d’esprit qui se perd. Aujourd’hui, un jeune écrivain se doit d’avoir un appartement, un chien, une femme, une voiture, un poisson rouge. Il veut vendre ses livres vite et en vivre bien. Et il deviendra d’autant mieux un best-seller, que sa littérature ne dérangera pas.
I.F. : C’est un reproche?
A.R.-G. : Non, je ne juge pas. La littérature est faite de littératures. Il y a la littérature qui dérange et celle qui ne dérange personne.
I.F. : Les éditeurs sont-ils responsables de ce nouvel état d’esprit?
A.R.-G. : Autrefois, le métier d’éditeur ne relevait pas vraiment du commerce. Le vieux Fisher, par exemple, qui est à l’origine de plusieurs prestigieuses d’éditions allemandes, définissait ainsi son activité: « Publier des livres dont le public ne veut pas. « Jérôme Lindon était ainsi. De nos jours, perdre de l’argent, c’est stupide. Autrefois, c’était en gagner qui était plouc!
I.F. : D’après vous, la création s’en trouve altérée?
A.R.-G. : Je n’aime pas porter de jugements de valeur. Je dirais qu’on peut craindre que les jeunes écrivains ne refoulent leur capacité de dérangement. Mais ont-ils vraiment envie de déranger? C’est peut-être notre époque qu’il faut incriminer.
I.F. : Vous êtes énormément traduit. D’où vient que votre célébrité est encore plus grande à l’étranger qu’en France?
A.R.-G. : Les pays étrangers s’intéressent à mes livres au même titre qu’aux autres produits français particulièrement pointus, comme les grands bordeaux, les fromages forts, les parfums. Ils estiment qu’ils savent très bien faire eux-mêmes les best-sellers, et mieux que nous. C’est ce qui explique que je sois l’écrivain français vivant le plus traduit en chinois.
I.F. : Vos films ont tout de même contribué énormément au rayonnement de vos livres...
A.R.-G. : Le cinéma s’adresse à un autre public. Il vous met en vedette; c’est un milieu qui attire le badaud. Mes films étaient souvent jugés incompréhensibles par le spectateur moyen, mais il venait les voir car la provocation sexuelle, présente dans tous mes romans, est beaucoup plus évidente au cinéma. Voyez par exemple Trans-Europ Express , où Trintignant viole à trois reprises Marie-France Pisier. Ils étaient très mignons tous les deux, ça faisait des entrées. Cela dit, un peu plus tard, ces films m’ont coûté le Nobel. J’étais bien placé pour l’avoir, en 1975, quand la Cinémathèque suédoise en a organisé une rétrospective, déchaînant l’indignation de la presse locale contre la pornographie française. C’est donc Claude Simon qui aura le Nobel; un excellent choix, d’ailleurs, dont je me suis réjoui.
I.F. : Comment expliquez-vous l’énorme succès de Duras, à la fin de sa vie?
A.R.-G. : J’aime énormément L’amant, qui est un grand livre, même si son succès est fondé sur un malentendu; j’ai donné des cours aux Etats-Unis sur son étrange structure. Duras et moi étions très liés depuis longtemps; au départ, c’était une jeune femme drôle, vive, chaleureuse. Sur le tard, elle est devenue ce personnage gonflé d’orgueil qu’on a souvent décrit.Tout écrivain normal doit être persuadé qu’il est le plus grand. Marguerite Duras n’échappait pas à la règle; simplement, il lui était impossible d’imaginer que d’autres écrivains qu’elle l’étaient également...Je me souviens de ce qu’elle m’avait dit après avoir visionné des rushes de son film, Le Camion: « C’était si beau que j’ai pleuré. Plus personne ne pourra plus faire de film après moi. » Telle Flaubert ou Mallarmé, elle était hantée par le mythe du dernier livre, de l’oeuvre insurpassable et destructrice qui doit clore la liste des oeuvres.
I.F. : Comment réagissiez-vous?
A.R.-G. : Je riais... Ce qui lui était insupportable... Elle n’admettait que l’admiration béate. Comme l’a dit Noguez à son propos: « Duras s’avance entourée de sa rumeur isotherme ». Mais la célébrité ne lui a pas ôté son génie littéraire. Cà l’a détraquée, c’est tout. Elle n’était plus dans son état normal. La désintoxication l’avait déjà beaucoup détruite. Mais là encore, Duras déifiait tout ce qui lui arrivait. Je l’entends encore me déclarer: « Je suis alcoolique. C’est pas à toi que ça arriverait! »
I.F. : Oui, mais vous, on aimerait maintenant savoir ce que vous faites...
A.R.-G. : J’ai un livre et un film en cours, mais je n’ai pas envie d’en parler. Je ne sais pas encore à quoi mon travail aboutira.
I.F. : C’est une sorte de bilinguisme; comment décidez-vous que vous allez, ici, parler la langue du cinéma, et là celle de la littérature?
A.R.-G. : Si mes imaginations sont langagières, je sais que ça sera un roman; si elles me viennent en images et en sons, je sais que c’est un film.
I.F. : Des metteurs en scène ne vous ont jamais sollicité pour écrire un film?
A.R.-G. : Mais si, au contraire! Avec Resnais, ça a donné L’année dernière à Marienbad. Mais tous les autres ont refusé de me laisser écrire directement un découpage de film. Antonioni, par exemple. Quand j’ai commencé à dire: « Au début, on voit sur l’écran... », il m’a immédiatement arrêté: « Non, toi, tu me racontes l’histoire ». Je lui ai répondu: « Je ne peux pas; si c’est un film, je pense à ce qu’on voit sur l’écran. » On en est restés là...
I.F. : Cela a t-il fait de vous un déçu du cinéma?
A.R.-G. : Mais non! Pourquoi? J’ai pu réaliser ue dizaine de longs métrages en toute liberté. Les grands festivals de cinéma n’aiment pas mes films, mais ils m’aiment beaucoup comme juré et, l’âge venant, comme président du jury. Le monde du cinéma est fasciné par la littérature Regardez Truffaut et Rohmer: ce sont des écrivains ratés. Quant aux producteurs, ils adorent, hélas, faire adapter des romans. L’écrivain y jouit d’un prestige immense. Alors quand, en plus, il a fait des films...C’est l’idéal.
I.F. : Que pensez-vous de la diffusion de vos films à la télévision ?
A.R.-G. : Mais la télévision n’aime pas mes films!
I.F. : Pourquoi?
A.R.-G. : A cause de leur découpage. Elle préfère Resnais, qui aime plaire au public - c’est son drame. Resnais aime qu’on l’aime, et il ne sait pas faire des films bon marché, contrairement à Godard, lequel n’a pas besoin de moi...
I.F. : Revenons à la littérature française. Que pensez-vous de son état présent?
A.R.-G. : L’époque est plus calme. Il n’y a pas de Duras, pas de Claude Simon. Echenoz, Toussaint, Renaud Camus sont de bons écrivains mais ils veulent vendre des livres. Ce n’était pas notre but. Même pour Duras qui, à la fin de sa vie, a tant aimé être une femme riche.
I.F. : La médiatisation des écrivains a certainement changé la donne. Vous la fuyez, comme Julien Gracq?
A.R.-G. : Non, je ne joue pas du tout les Julien Gracq. De temps en temps, j’apparais à la télévision. Je ne suis pas un sauvage. J’ai une grande sympathie pour le milieu des peintres, des cinéastes et des écrivains. J’aime cette fraternité des gens qui écrivent, j’aime la retrouver, dans des manifestations comme les Journées du Livre et du Vin à Saumur, par exemple. Je suis très « Ecrivains de tous les pays, unissez-vous. » Et encore une fois, je pense qu’il y a des littératures, pas une seule qui serait l’unique et la bonne. Heureusement, d’ailleurs, car dans ces conditions, on serait amené à fréquenter surtout des gens impossibles.. Dans le milieu littéraire, je compte donc des amis - certains très inattendus, comme Robert Sabatier et François Nourrissier. Et même si je n’aime pas beaucoup que mes propos soient consignés sur le papier, je parle très volontiers: la preuve!
A.R.-G. : Je vous ferai la réponse d’Andy Warhol « Je suis surtout connu pour ma célébrité ». Ce type de phénomène est de plus en plus fréquent. Ainsi, il arrive très souvent qu’on m’aborde et qu’on me souffle, d’une voix bouleversée: « Vous êtes Alain Robbe-Grillet? « Je réponds « Oui ». Puis j’ajoute: « Vous avez lu mes livres? « On me répond: « Non » d’un ton terrifié, puis on souffle encore: « Mais je suis tellement content de vous voir ». Les gens sont comme ça.
I.F. : A quoi attribuez-vous cette attitude?
A.R.-G. : Je crois que c’est dû à mon nom. Il est excellent. Claude Simon, Albert Camus, c’est plus anonyme!
I.F. : C’est un pseudo?
A.R.-G. : Non, c’est le mien, il m’est tombé dessus. J’aurais pu en prendre un autre, comme les écrivains japonais, qui ont tous un nom de plume, comme on a nom de guerre. J’ai gardé le mien; il fait un peu comique, ce nom, un peu compliqué aussi. Donc sérieux.
I.F. : Comment êtes-vous devenu célèbre?
A.R.-G. : Presque tout de suite. Un succès de scandale, avec Le voyeur, juste après Les Gommes, livre publié dans le silence consterné des critiques. Mais au moment du Voyeur, ils s’ennuyaient, ils en avaient assez de parler de Sartre et de Camus. Ils se sont donc rabattus sur moi en écrivant d’énormes articles pour expliquer que j’étais illisible. Ceux qui faisaient alors la pluie et le beau temps se nommaient Robert Kanters, Robert Kempf, Henri Clouard. Pour eux la littérature s’était arrêtée à Balzac; ils étaient d’une prodigieuse inculture, surtout pour la littérature étrangère, ils n’avaient lu, par exemple, ni Kafka ni Faulkner. En dehors de Mauriac, Maurois et Montherlant, rien n’existait.
I.F. : Les évoquer semble beaucoup vous amuser ...
A.R.-G. : Enormément! Et je m’amusais déjà beaucoup. Ils allaient parfois très loin: Emile Henriot, par exemple, a écrit dans Le Monde tout un article où il affirmait que j’étais un fou et probablement un assassin...
I.F. : Votre look, comme on dit maintenant, a-t-il contribué à vous lancer?
A.R.-G. : Je n’étais pas terrible, à l’époque, je portais une petite moustache ridicule; si bien qu’au moment où la télévision est arrivée, ma femme Catherine m’a fait remarquer que je passais très mal à l’écran. Elle me jugeait très bien comme mari mais pas comme image. Elle me trouvait la figure molle; j’ai donc décidé, comme je suis paresseux, de me laisser pousser la barbe. Elle a jugé ça beaucoup mieux; et elle avait raison car, peu d’années plus tard, le chairman de la très prestigieuse Université de New York, Tom Bishop, qui me faisait entrer au département de français, m’a montré sa collection de photos-souvenirs; on le voyait en compagnie de De Gaulle, Faulkner, Beckett.... Il a désigné une photo de moi sans la barbe. Et il m’a dit: « Si tu avais gardé cette tête-là, je ne t’aurais jamais proposé de poste ici! » . Il ne plaisantait qu’à moitié...
I.F. : Le fait que les critiques des années cinquante vous présentent comme un repoussoir vous a-t-il transformé en best-seller?
A.R.-G. : Pas du tout...J’étais extrêmement connu mais je ne vendais pas de livres... On me citait partout et à n’importe quel propos. Je me souviens que je m’étais abonné à l’Argus de la Presse pour savoir ce qu’on écrivait sur moi. Chaque matin, je recevais des liasses entières d’articles; comme je payais un franc pour chaque citation signalée, ça a fini par me coûter un montant tellement supérieur à mes droits d’auteur que j’ai dû résilier mon abonnement...Et pendant une dizaine d’années, j’ai continué d’être un écrivain notoire et totalement méconnu. On ne cessait de propager sur moi des clichés absurdes, on disait que je cherchais à être un « romancier objectif » , que je voulais remplacer l’homme par l’objet dans la littérature... En fait, on ne devient pas célèbre pour des choses raisonnables, il suffit de regarder le parcours de Sartre! Mais moi, ces choses déraisonnables, on me les attribuait gratuitement...
I.F. : Quand avez-vous été vraiment lu?
A.R.-G. : Peut-être à partir du moment où j’ai regroupé sous la bannière « Nouveau roman » des auteurs, comme Nathalie Sarraute ou Claude Simon, publiés depuis déjà longtemps mais négligés par la critique au pouvoir. Barthes, Blanchot, Bataille n’avaient aucun poids dans la presse.
I.F. : Vous êtes donc devenu un phénomène de mode...
A.R.-G. : Oui; mais plus le phénomène s’est estompé, plus j’ai gagné de lecteurs. Je vous rappelle la phrase de Cocteau: « Ce qui est important, c’est de survivre à sa mode ». C’est ce qui m’est arrivé. A force de voir de grands articles dissusasifs à mon propos, les gens curieux se sont mis à lire mes livres. D’ailleurs, j’ai aujourd’hui un public de jeunes. Voilà aussi pourquoi je fais passer en poche ceux de mes ouvrages qui se vendent le moins, contrairement à la politique habituelle. Ce sont souvent d’ailleurs mes livres préférés, comme « Souvenirs du Triangle d’Or ». Apparemment, les nouvelles générations n’éprouvent pas de difficultés insurmontables à me lire, puisque je pourrais vivre de mes droits d’auteur. Pas grassement, loin de là. Mais correctement, oui.
I.F. : Quels sont vos best-sellers?
A.R.-G. : Best-seller est un bien grand mot. La maison de rendez-vous a dû atteindre trente ou quarante mille exemplaires, l’année de sortie, pour l’ensemble de la langue française. Tandis que mes films, en deux mois, faisaient entre 100 000 et 150 000 entrées à Paris.
I.F. : Comment l’expliquez-vous?
A.R.-G. : Il y avait dans mes films un attrait d’érotisme et d’humour qu’on n’avait pas saisi dans mes romans. La jalousie, par exemple, est un livre que je trouve très drôle. Je suis sans doute le seul... Mais Kafka trouvait aussi Le Procès très amusant...
I.F. : C’est sans doute cette réputation de complication et de gravité qui a longtemps éloigné de vous les lecteurs.
A.R.-G. : Oui, mais cette rumeur a été excellente pour mon image. Queneau, en revanche a beaucoup pâti d’avoir fait rire ses lecteurs. A mon propos, on pensait: « Pour oser ennuyer autant, Robbe-Grillet est sûrement quelqu’un de très important ».
I.F. : Mais avant d’avoir un lectorat, de quoi viviez-vous?
A.R.-G. : J’étais titulaire d’un diplôme d’ingénieur agronome et c’était à l’époque du plein emploi: il suffisait de se présenter au bureau des anciens élèves de l’Agro pour trouver un poste. Dans les années cinquante, on ne considérait pas encore la littérature comme un métier et encore moins comme un gagne-pain. On admettait la pauvreté. Il m’est arrivé de vivre dans une chambre de bonne prêtée par des amis et de porter les vêtements dont ils ne voulaient plus. On peut survivre très facilement sans aller au restaurant...Mais c’est un état d’esprit qui se perd. Aujourd’hui, un jeune écrivain se doit d’avoir un appartement, un chien, une femme, une voiture, un poisson rouge. Il veut vendre ses livres vite et en vivre bien. Et il deviendra d’autant mieux un best-seller, que sa littérature ne dérangera pas.
I.F. : C’est un reproche?
A.R.-G. : Non, je ne juge pas. La littérature est faite de littératures. Il y a la littérature qui dérange et celle qui ne dérange personne.
I.F. : Les éditeurs sont-ils responsables de ce nouvel état d’esprit?
A.R.-G. : Autrefois, le métier d’éditeur ne relevait pas vraiment du commerce. Le vieux Fisher, par exemple, qui est à l’origine de plusieurs prestigieuses d’éditions allemandes, définissait ainsi son activité: « Publier des livres dont le public ne veut pas. « Jérôme Lindon était ainsi. De nos jours, perdre de l’argent, c’est stupide. Autrefois, c’était en gagner qui était plouc!
I.F. : D’après vous, la création s’en trouve altérée?
A.R.-G. : Je n’aime pas porter de jugements de valeur. Je dirais qu’on peut craindre que les jeunes écrivains ne refoulent leur capacité de dérangement. Mais ont-ils vraiment envie de déranger? C’est peut-être notre époque qu’il faut incriminer.
I.F. : Vous êtes énormément traduit. D’où vient que votre célébrité est encore plus grande à l’étranger qu’en France?
A.R.-G. : Les pays étrangers s’intéressent à mes livres au même titre qu’aux autres produits français particulièrement pointus, comme les grands bordeaux, les fromages forts, les parfums. Ils estiment qu’ils savent très bien faire eux-mêmes les best-sellers, et mieux que nous. C’est ce qui explique que je sois l’écrivain français vivant le plus traduit en chinois.
I.F. : Vos films ont tout de même contribué énormément au rayonnement de vos livres...
A.R.-G. : Le cinéma s’adresse à un autre public. Il vous met en vedette; c’est un milieu qui attire le badaud. Mes films étaient souvent jugés incompréhensibles par le spectateur moyen, mais il venait les voir car la provocation sexuelle, présente dans tous mes romans, est beaucoup plus évidente au cinéma. Voyez par exemple Trans-Europ Express , où Trintignant viole à trois reprises Marie-France Pisier. Ils étaient très mignons tous les deux, ça faisait des entrées. Cela dit, un peu plus tard, ces films m’ont coûté le Nobel. J’étais bien placé pour l’avoir, en 1975, quand la Cinémathèque suédoise en a organisé une rétrospective, déchaînant l’indignation de la presse locale contre la pornographie française. C’est donc Claude Simon qui aura le Nobel; un excellent choix, d’ailleurs, dont je me suis réjoui.
I.F. : Comment expliquez-vous l’énorme succès de Duras, à la fin de sa vie?
A.R.-G. : J’aime énormément L’amant, qui est un grand livre, même si son succès est fondé sur un malentendu; j’ai donné des cours aux Etats-Unis sur son étrange structure. Duras et moi étions très liés depuis longtemps; au départ, c’était une jeune femme drôle, vive, chaleureuse. Sur le tard, elle est devenue ce personnage gonflé d’orgueil qu’on a souvent décrit.Tout écrivain normal doit être persuadé qu’il est le plus grand. Marguerite Duras n’échappait pas à la règle; simplement, il lui était impossible d’imaginer que d’autres écrivains qu’elle l’étaient également...Je me souviens de ce qu’elle m’avait dit après avoir visionné des rushes de son film, Le Camion: « C’était si beau que j’ai pleuré. Plus personne ne pourra plus faire de film après moi. » Telle Flaubert ou Mallarmé, elle était hantée par le mythe du dernier livre, de l’oeuvre insurpassable et destructrice qui doit clore la liste des oeuvres.
I.F. : Comment réagissiez-vous?
A.R.-G. : Je riais... Ce qui lui était insupportable... Elle n’admettait que l’admiration béate. Comme l’a dit Noguez à son propos: « Duras s’avance entourée de sa rumeur isotherme ». Mais la célébrité ne lui a pas ôté son génie littéraire. Cà l’a détraquée, c’est tout. Elle n’était plus dans son état normal. La désintoxication l’avait déjà beaucoup détruite. Mais là encore, Duras déifiait tout ce qui lui arrivait. Je l’entends encore me déclarer: « Je suis alcoolique. C’est pas à toi que ça arriverait! »
I.F. : Oui, mais vous, on aimerait maintenant savoir ce que vous faites...
A.R.-G. : J’ai un livre et un film en cours, mais je n’ai pas envie d’en parler. Je ne sais pas encore à quoi mon travail aboutira.
I.F. : C’est une sorte de bilinguisme; comment décidez-vous que vous allez, ici, parler la langue du cinéma, et là celle de la littérature?
A.R.-G. : Si mes imaginations sont langagières, je sais que ça sera un roman; si elles me viennent en images et en sons, je sais que c’est un film.
I.F. : Des metteurs en scène ne vous ont jamais sollicité pour écrire un film?
A.R.-G. : Mais si, au contraire! Avec Resnais, ça a donné L’année dernière à Marienbad. Mais tous les autres ont refusé de me laisser écrire directement un découpage de film. Antonioni, par exemple. Quand j’ai commencé à dire: « Au début, on voit sur l’écran... », il m’a immédiatement arrêté: « Non, toi, tu me racontes l’histoire ». Je lui ai répondu: « Je ne peux pas; si c’est un film, je pense à ce qu’on voit sur l’écran. » On en est restés là...
I.F. : Cela a t-il fait de vous un déçu du cinéma?
A.R.-G. : Mais non! Pourquoi? J’ai pu réaliser ue dizaine de longs métrages en toute liberté. Les grands festivals de cinéma n’aiment pas mes films, mais ils m’aiment beaucoup comme juré et, l’âge venant, comme président du jury. Le monde du cinéma est fasciné par la littérature Regardez Truffaut et Rohmer: ce sont des écrivains ratés. Quant aux producteurs, ils adorent, hélas, faire adapter des romans. L’écrivain y jouit d’un prestige immense. Alors quand, en plus, il a fait des films...C’est l’idéal.
I.F. : Que pensez-vous de la diffusion de vos films à la télévision ?
A.R.-G. : Mais la télévision n’aime pas mes films!
I.F. : Pourquoi?
A.R.-G. : A cause de leur découpage. Elle préfère Resnais, qui aime plaire au public - c’est son drame. Resnais aime qu’on l’aime, et il ne sait pas faire des films bon marché, contrairement à Godard, lequel n’a pas besoin de moi...
I.F. : Revenons à la littérature française. Que pensez-vous de son état présent?
A.R.-G. : L’époque est plus calme. Il n’y a pas de Duras, pas de Claude Simon. Echenoz, Toussaint, Renaud Camus sont de bons écrivains mais ils veulent vendre des livres. Ce n’était pas notre but. Même pour Duras qui, à la fin de sa vie, a tant aimé être une femme riche.
I.F. : La médiatisation des écrivains a certainement changé la donne. Vous la fuyez, comme Julien Gracq?
A.R.-G. : Non, je ne joue pas du tout les Julien Gracq. De temps en temps, j’apparais à la télévision. Je ne suis pas un sauvage. J’ai une grande sympathie pour le milieu des peintres, des cinéastes et des écrivains. J’aime cette fraternité des gens qui écrivent, j’aime la retrouver, dans des manifestations comme les Journées du Livre et du Vin à Saumur, par exemple. Je suis très « Ecrivains de tous les pays, unissez-vous. » Et encore une fois, je pense qu’il y a des littératures, pas une seule qui serait l’unique et la bonne. Heureusement, d’ailleurs, car dans ces conditions, on serait amené à fréquenter surtout des gens impossibles.. Dans le milieu littéraire, je compte donc des amis - certains très inattendus, comme Robert Sabatier et François Nourrissier. Et même si je n’aime pas beaucoup que mes propos soient consignés sur le papier, je parle très volontiers: la preuve!