Mes articles
Le petit écho de la mode
Le 01 f�vrier 2008
J’ai appris à lire dans le Petit Echo de la Mode. Mieux : c’est avec lui que j’ai découvert le miracle de l’évasion par la lecture. J’avais quatre ou cinq ans et la scène dut se passer un jeudi, le jour où, en ce temps-là, les enfants n’allaient pas à l’école. Le rituel était toujours identique : sitôt mon père parti au travail, vers sept heures et demie, ma mère regagnait son lit et s’y octroyait une petite heure rien qu’à elle. Elle s’emparait alors du « Petit Echo » et se mettait à le dévorer.
Ce jeudi-là ressemble aux précédents, à ceci près que blottie sous les draps contre la chaleur de son corps, je commence à m’ennuyer. Je trompe le temps en observant le manège de ses yeux, qui vont et viennent sans cesse de droite et de gauche ; et je finis par remarquer qu’à mesure qu’elle lit, le souffle de ma mère change de rythme. Il s’apaise ; et cependant, il me semble qu’en elle, très profondément, quelque chose palpite de plus en plus fort. A l’évidence, elle vient d’entrer dans un monde invisible où je ne suis pas, tout un univers de sensations d’une intensité inouïe ; et elle communique avec lui par le seul et minuscule mouvement de ses yeux…
Je pressens aussi que ce monde-là la soulage de sa vie d’humble ménagère, toujours courbée sur les lessives, sa marmaille, les fourneaux, le jardin. Elle voyage, elle s’étonne, elle découvre, elle s’émerveille, elle vit.
Il y a aussi ces moments où ses yeux s’arrêtent sur ce qu’elle appelle « les modèles ». Des figurines colorées qui représentent, m’explique-t-elle, les vêtements dont le « Petit Echo » propose la réalisation à ses nombreuses lectrices qui détiennent des machines à coudre, avec les « patrons-modèles » agrafés à sa reliure.
Ma mère a été couturière. En ces années cinquante où la vie reste rude, sa fierté est de nous habiller de pied en cap. Elle y manifeste un goût affirmé. Choix des tissus,coupe, finitions, tout ce qui sort de ses mains est élégant et parfait. Elle conserve donc les patrons du Petit Echo avec un soin religieux, dans sa chambre à coucher, à droite de sa machine à coudre, à côté de ses chutes de tissu, de ses sachées de fils et de sa non moins précieuse boîte à boutons. Mon père n’est pas moins fier qu’elle de son savoir-faire. En dépit de ses modestes revenus, il se fait un devoir, et même une gloire d’offrir à ma mère son abonnement au Petit Echo, en précisant toujours, en bon puritain qu’il est, que c’est une lecture convenable « parce que là-dedans, n’y a pas de romans-photos » … Mais lui aussi il a dû sentir que ma mère a besoin d’autres horizons que les tâches ménagères. Et compris que Le Petit Echo, à côté de ses inévitables « réclames » pour la crème Oufiri et les gaines Scandale, sait parler à son cœur de femme. Répondre à des attentes, des espoirs, des rêves que, pas plus qu’aucun homme au monde, il ne peut combler… Et comme toutes les petites filles s’identifient à leur mère, je veux entrer au plus tôt dans ce monde enchanteur…
*
C’est donc au Petit Echo que je dois d’avoir appris à lire en un temps record, puis dévoré à mon tour les mini-romans qu’il proposait chaque semaine. A la vérité, je ne sais plus très bien quoi. Je me souviens seulement de « Vacances Romaines », et d’un récit de la vie de Cléopâtre, lecture qui m’a suffisamment frappée pour m’inciter, quarante ans plus tard, à m’atteler à la biographie de la dernière reine d’Egypte. Je l’ai dédiée à mon professeur de grec, madame de Romilly. J’ai alors appris — coïncidence inouïe ! — que le Petit Echo, du temps où il constituait ma lecture favorite, était dirigé par son propre mari…
Ainsi, de semaine en semaine, le Petit Echo s’est fait le support privilégié de mon imaginaire enfantin. Ma mère en conservait tous les exemplaires au grenier. J’ai très vite pris l’habitude de m’y isoler pour m’y replonger et, armée de ses ciseaux de couturière, j’y ai bientôt passé le plus clair de mes loisirs, à y découper sans relâche les fameuses figurines de mode, sanglées dans leurs tailleurs new look ou leurs jupe en vichy ballonnées de jupons gonflants… Je les appelais « les dames du Petit Echo». Avec les boutons de la boîte à boutons, elles sont devenues le support d’interminables et rocambolesques histoires qu’au milieu de la poussière du grenier, je me racontais à mi-voix en les agitant devant moi. Mes premières héroïnes de roman…
*
Dans les années soixante, Le Petit Echo s’est transformé. La société de consommation a changé la donne. Avec la prospérité, le prêt-à-porter s’est popularisé; les femmes n’ont plus voulu passer leurs journées le dos cassé au-dessus de leur machine à coudre. Dans notre journal préféré, par conséquent, plus de figurines colorées, mais de froids clichés de mode pris en studio qui dissipaient l’impact des « modèles » sur l’imaginaire des aspirantes à l’élégance. Les ventes baissèrent. Même dans notre lointaine Bretagne, le flottement de la rédaction était perceptible. Ainsi, il y eut des essais de romans-photos, qui firent plisser le nez de mon père. Ma mère ( qui les lisait pourtant ) fit elle-même semblant de se renfrogner. Les critiques se mirent à pleuvoir : « Le Petit Echo, c’est plus ce que c’était…Et puis maintenant, avec la confection… » Dans ces années-là, jeune adolescente rebelle, et désormais plus fascinée par Elle et Salut Les Copains, je fis moi aussi la moue devant ce qui s’appelait désormais, pour faire plus chic, « L’Echo de la Mode ». Je pris quand même le temps d’y découvrir l’histoire de George Sand. Un récit qui m’a tellement fascinée que j’ai opéré un ultime découpage dans les pages du journal : celui du portrait de la célébrissime écrivaine. Je l’ai scotché au bois du secrétaire sur lequel je rédigeais mes dissertations. Il s’y trouve toujours…
Je n’ai pas connu la fin du Petit Echo. J’ai su un jour que ma mère s’était « désabonnée ». Cà se passa à l’époque où mes parents déménagèrent et achetèrent leur premier téléviseur. J’ai toujours regretté qu’emportée dans son enthousiasme moderniste, ma mère ait alors cru bon de se débarrasser de tous ses vieux exemplaires. Certes, sa collection avait été sévèrement mutilée par mes découpages enfantins. Mais justement, j’aurais pu ainsi conserver les contours et le grain de mes rêves d’autrefois…
J’en connais au moins un. A plusieurs décennies de distance, je peux bien l’avouer. Je voulais ressembler, quand je serais grande, aux figurines des « modèles ». Je voulais devenir une « dame du Petit Echo »…
Ce jeudi-là ressemble aux précédents, à ceci près que blottie sous les draps contre la chaleur de son corps, je commence à m’ennuyer. Je trompe le temps en observant le manège de ses yeux, qui vont et viennent sans cesse de droite et de gauche ; et je finis par remarquer qu’à mesure qu’elle lit, le souffle de ma mère change de rythme. Il s’apaise ; et cependant, il me semble qu’en elle, très profondément, quelque chose palpite de plus en plus fort. A l’évidence, elle vient d’entrer dans un monde invisible où je ne suis pas, tout un univers de sensations d’une intensité inouïe ; et elle communique avec lui par le seul et minuscule mouvement de ses yeux…
Je pressens aussi que ce monde-là la soulage de sa vie d’humble ménagère, toujours courbée sur les lessives, sa marmaille, les fourneaux, le jardin. Elle voyage, elle s’étonne, elle découvre, elle s’émerveille, elle vit.
Il y a aussi ces moments où ses yeux s’arrêtent sur ce qu’elle appelle « les modèles ». Des figurines colorées qui représentent, m’explique-t-elle, les vêtements dont le « Petit Echo » propose la réalisation à ses nombreuses lectrices qui détiennent des machines à coudre, avec les « patrons-modèles » agrafés à sa reliure.
Ma mère a été couturière. En ces années cinquante où la vie reste rude, sa fierté est de nous habiller de pied en cap. Elle y manifeste un goût affirmé. Choix des tissus,coupe, finitions, tout ce qui sort de ses mains est élégant et parfait. Elle conserve donc les patrons du Petit Echo avec un soin religieux, dans sa chambre à coucher, à droite de sa machine à coudre, à côté de ses chutes de tissu, de ses sachées de fils et de sa non moins précieuse boîte à boutons. Mon père n’est pas moins fier qu’elle de son savoir-faire. En dépit de ses modestes revenus, il se fait un devoir, et même une gloire d’offrir à ma mère son abonnement au Petit Echo, en précisant toujours, en bon puritain qu’il est, que c’est une lecture convenable « parce que là-dedans, n’y a pas de romans-photos » … Mais lui aussi il a dû sentir que ma mère a besoin d’autres horizons que les tâches ménagères. Et compris que Le Petit Echo, à côté de ses inévitables « réclames » pour la crème Oufiri et les gaines Scandale, sait parler à son cœur de femme. Répondre à des attentes, des espoirs, des rêves que, pas plus qu’aucun homme au monde, il ne peut combler… Et comme toutes les petites filles s’identifient à leur mère, je veux entrer au plus tôt dans ce monde enchanteur…
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C’est donc au Petit Echo que je dois d’avoir appris à lire en un temps record, puis dévoré à mon tour les mini-romans qu’il proposait chaque semaine. A la vérité, je ne sais plus très bien quoi. Je me souviens seulement de « Vacances Romaines », et d’un récit de la vie de Cléopâtre, lecture qui m’a suffisamment frappée pour m’inciter, quarante ans plus tard, à m’atteler à la biographie de la dernière reine d’Egypte. Je l’ai dédiée à mon professeur de grec, madame de Romilly. J’ai alors appris — coïncidence inouïe ! — que le Petit Echo, du temps où il constituait ma lecture favorite, était dirigé par son propre mari…
Ainsi, de semaine en semaine, le Petit Echo s’est fait le support privilégié de mon imaginaire enfantin. Ma mère en conservait tous les exemplaires au grenier. J’ai très vite pris l’habitude de m’y isoler pour m’y replonger et, armée de ses ciseaux de couturière, j’y ai bientôt passé le plus clair de mes loisirs, à y découper sans relâche les fameuses figurines de mode, sanglées dans leurs tailleurs new look ou leurs jupe en vichy ballonnées de jupons gonflants… Je les appelais « les dames du Petit Echo». Avec les boutons de la boîte à boutons, elles sont devenues le support d’interminables et rocambolesques histoires qu’au milieu de la poussière du grenier, je me racontais à mi-voix en les agitant devant moi. Mes premières héroïnes de roman…
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Dans les années soixante, Le Petit Echo s’est transformé. La société de consommation a changé la donne. Avec la prospérité, le prêt-à-porter s’est popularisé; les femmes n’ont plus voulu passer leurs journées le dos cassé au-dessus de leur machine à coudre. Dans notre journal préféré, par conséquent, plus de figurines colorées, mais de froids clichés de mode pris en studio qui dissipaient l’impact des « modèles » sur l’imaginaire des aspirantes à l’élégance. Les ventes baissèrent. Même dans notre lointaine Bretagne, le flottement de la rédaction était perceptible. Ainsi, il y eut des essais de romans-photos, qui firent plisser le nez de mon père. Ma mère ( qui les lisait pourtant ) fit elle-même semblant de se renfrogner. Les critiques se mirent à pleuvoir : « Le Petit Echo, c’est plus ce que c’était…Et puis maintenant, avec la confection… » Dans ces années-là, jeune adolescente rebelle, et désormais plus fascinée par Elle et Salut Les Copains, je fis moi aussi la moue devant ce qui s’appelait désormais, pour faire plus chic, « L’Echo de la Mode ». Je pris quand même le temps d’y découvrir l’histoire de George Sand. Un récit qui m’a tellement fascinée que j’ai opéré un ultime découpage dans les pages du journal : celui du portrait de la célébrissime écrivaine. Je l’ai scotché au bois du secrétaire sur lequel je rédigeais mes dissertations. Il s’y trouve toujours…
Je n’ai pas connu la fin du Petit Echo. J’ai su un jour que ma mère s’était « désabonnée ». Cà se passa à l’époque où mes parents déménagèrent et achetèrent leur premier téléviseur. J’ai toujours regretté qu’emportée dans son enthousiasme moderniste, ma mère ait alors cru bon de se débarrasser de tous ses vieux exemplaires. Certes, sa collection avait été sévèrement mutilée par mes découpages enfantins. Mais justement, j’aurais pu ainsi conserver les contours et le grain de mes rêves d’autrefois…
J’en connais au moins un. A plusieurs décennies de distance, je peux bien l’avouer. Je voulais ressembler, quand je serais grande, aux figurines des « modèles ». Je voulais devenir une « dame du Petit Echo »…