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Comment je suis devenue gourmande
Le 01 d�cembre 2007
J’avais quatre ans et je ne voulais pas manger. Petite dernière constamment agressée par une de ses sœurs et négligée par sa mère, j’avais trouvé l’arme atomique : à table, non à tout ! « Non » à la soupe, bien sûr, « non » à la viande, qui finissait systématiquement en mâchouillages enfouis dans les pots de fleurs. Mais aussi « non » au poisson, aux légumes (sauf les pommes de terre) et surtout « non » à tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un fruit rouge. Une vraie fixette, que je ne m’explique toujours pas. Ma stratégie, en tout cas, a marché : je suis devenue le centre d’attraction de la famille. Il faut dire que j’avais bien tapé : rendu hyper-anxieux par les drames qu’il avait traversés pendant la guerre, mon père s’était lui-même prescrit un régime très compliqué. Et comme il avait un faible pour moi, il ordonna à ma mère d’en passer par tous mes caprices. Nous fûmes donc deux à bénéficier d’une cuisine spéciale. La suite était inévitable : j’en remis une couche. Selon les jours, j’exigeais « mes » plats : tapioca au lait, œufs au jambon, purée au beurre, entremets gélifié dans un moule exclusivement en forme de poisson — mais je refusais de manger sa tête et sa queue, je ne touchais qu’au milieu. Ou je décidais à l’improviste que je consentirais à manger « comme tout le monde ». A l’exception du bouillon de poule dont les « yeux » me donnaient des hauts-le coeur, j’ai donc expérimenté très tôt des saveurs guère prisées des enfants, des artichauts à la tête de veau en passant par les huîtres belon, les endives, les araignées de mer … Mais à ma façon : en chipotant. « En princesse », comme grinçait ma mère, qui avait aussi renoncé à punir mes vols récidivés de chocolat dans le buffet familial. Après les noires tablettes, la vanille fut mon second « big bang » gastronomique: c’est en gardant une demi-heure sous ma langue une bouchée de crème gorgée de ses arômes que je découvris le caractère éphémère de toute jouissance. J’assignai dès lors deux buts à ma vie : faire durer le plaisir, et le renouveler à l’infini. Excellent observateur, mon père avait tout compris et s’obstinait à me défendre: « Elle finira bien par avoir faim ! ». Il avait raison, mais çà prit du temps : à seize ans, je pesais 35 kgs. Pas vraiment anorexique, puisque j’économisais mon argent de poche pour me payer des cornets de glace à l’abricot ou du kouign amann dégoulinant de beurre salé. Je ne les dévorais pas, je les dégustais. Si lentement que mes copines, parfois, en piquaient des crises de nerfs. C’est en rencontrant François, à la fin de l’adolescence, que j’ai enfin assumé ma vérité gourmande. Il aimait la table, mais pas les complications. Et les voyages, aussi, où on est bien forcé de manger ce qui se présente. Le goût prit dès lors pour moi la figure d’une exploration à deux ; et ma mémoire ne cessa plus de s’enrichir de souvenirs gastronomico-amoureux aussi intenses que mon chocolat d’enfance. Cette moussaka sublime qui mijotait dans le four d’un boui-boui de la frontière gréco-turque. Ce hachis de pigeon dégusté dans une guinguette, au pied d’un volcan javanais — un pur régal. Cette soupe de lentilles tout juste relevée d’un filet de citron, offerte par une paysanne sur un chemin du Rajahstan. Bonheurs de langue souvent concoctés par gens très humbles, ce qui m’a encouragée à mettre la main à la pâte. Et à me transformer, de petite fille qui voulait faire enrager son monde, en femme qui s’essaie à le régaler…