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Kiran Desai, Temps durs pour les Hindous
Le 31 octobre 2007
C’est l’un des livres les mieux placés pour un prix dans la catégorie « roman étranger ». Et pour cause : ses héros, pourtant originaires de l’Inde la plus profonde, deviennent très vite nos semblables et nos frères. Avant de nous emporter dans une aventure littéraire inédite : la première saga de la mondialisation. Mais attention ! Si vous êtes toujours persuadé que l’Inde est peuplée de maharadjahs mirifiques et de gourous en extase, vous resterez froid au prodigieux talent de Kiran Desai, la belle indo-américaine parrainée par Salman Rushdie qui vient de concocter les 600 pages de « La perte en héritage » ( Editions des Deux Terres ) , déjà traduit en une trentaine de langues. Vous en serez également pour vos frais si vous y recherchez le curry littéraire en vogue chez nombre d’écrivaines indiennes, ces sempiternelles histoires d’amours contrariées ou de filles de Bombay ultra-hype qui, tous les jours que Bhrama fait, expédient leur sari par-dessus le museau des vaches sacrées. A ces parcours désormais convenus, Kiran Desai a préféré, sur les contreforts de l’Himalaya, la tranche de vie d’une adolescente orpheline et néanmoins tordue. La belle se meurt d’ennui dans la villa croupissante que son magistrat de grand-père acheta jadis à un Ecossais qui rentrait au pays. Pour autant, au fond de cette vallée perdue, le monde continuerait vaille que vaille son petit bonhomme de chemin, si le cambriolage de la villa par des bandits vaguement maos, suivi de peu par un ouragan hormonal dans le corps la jeune fille n’incitait celle-ci à engager un flirt bizarroïde avec son précepteur, lui-même sérieusement tourmenté côté slip et côté méninges. L’affaire se complique de la névrose du grand-père, enfermé dans des inhibitions sexuelles d’un autre âge, sa nostalgie de l’Inde des Anglais et sa tristesse de voir la vallée succomber aux assauts conjoints du tourisme, des jeans et du Coca-cola. L‘air des cimes commence à s’asphyxier sérieusement quand la villa est à nouveau attaquée par les racketteurs, maoïstes par principe et, dans la pratique, moins séduits par la lutte finale que par les savonnettes Lux. Le misérable cuisinier qui mitonne les repas des occupants de la villa vient alors réunir ces destinées croisées. Lui, il a tout misé sur son fils, le jeune Biju. A force de se saigner aux quatre veines et de subir les caprices de son névropathe de patron, il a réussi à envoyer son gamin en Amérique avec pour mission de trouver la fortune — la réparation de l’infamie attachée à sa caste est implicitement comprise dans le paquet-cadeau. Peu à peu, presque à l’insu du lecteur, la trajectoire de l’immigré new-yorkais vient alors se nouer aux loufoques faits et gestes des figures-vedettes de sa lointaine cité himalayenne, les ripoux locaux, des traficants de chiens, le trio formé par le grand-père à la masse et les deux tourtereaux tordus, un couple de princesses afghanes exilées et plutôt allumées, le duo étrange d’un vieil oncle lecteur d’Astérix et de son compagnon, un improbable prêtre suisse rescapé des affres de la décolonisation... Dans les arrière-cuisines débecquetantes des restaus indiens de New-York, Biju s’entête à croire au rêve américain mais le mal du pays et la fatalité de l’Inde, qui ne lâche jamais ses proies, le rattrape au collet dans les rues de Manhattan. Ce texte débordant d’énergie romanesque épuiserait le lecteur s’il n’était soutenu de bout en bout par un formidable suspense et un humour ravageur. Mâtiné çà et là, comme nuages s’ouvrant soudain sur les neiges éternelles, d’une surprenante poésie. Dans l’univers de Kiran Desai, l’avenir des humains pris aux rets de la mondialisation ne s’annonce pas gai-gai. Et alors ? L’un des meilleurs anticorps contre les catastrophes, c’est encore la lucidité joyeuse d’un excellent roman.