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Michel Drucker, blessures et bonheurs d'enfance
Le 31 octobre 2007
Le TGV file vers la Bretagne. La gare de Rennes approche. L’eau noire du regard de Michel Drucker se trouble. Je sais pourquoi. Il repense à la phrase étrange qui s’inscrit sur l’écran à la première image du « Cercle rouge », un des ses films-culte : « Quand les hommes doivent se rencontrer un jour, quoiqu’il arrive, au jour dit, ils se retrouveront inexorablement dans le cercle rouge. »
Nous sommes au jour dit. Et nous filons vers le cercle rouge de Michel, cette Bretagne profonde où, il y a 65 ans, s’est noué son destin. Si j’ai tellement tenu à l’y entraîner, c’est qu’à la lecture de « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? le livre de souvenirs qu’il vient de publier chez Robert Laffont, j’ai été moi-même troublée par de bizarres coïncidences. Au fil de ces pages à la fois ravageuses et tendres où il retrace, en même temps que son parcours à la télé, son enfance dévastée par un père effroyablement despotique, plusieurs détails m’ont arrêtée. Ses parents se sont aimés à Kerpape, une plage du Morbihan où j’ai très souvent joué lorsque j’étais gamine. Puis le couple s’est marié à Ploemeur : là où est née ma mère, là où est mort mon père. Enfin, par le plus grand des hasards,il y a moins de trois semaines, je suis passée par le bourg de Plémet, à qui Michel affirme devoir la vie. C’était la première fois que j’y mettais les pieds ; et j’y ai visité le château qui fut son paradis d’enfance. Un domaine enchanteur jusque dans son nom: Bodiffé. En breton, « Le Bois des Fées »…
Donc pas sorcier de saisir pourquoi, à l’approche de Rennes, l’œil de Michel se fait flou. Surtout si on connaît la date où son « cercle rouge » a commencé de tracer sa boucle : l’été 42.Ses parents sont juifs. Son père , le Dr Abraham Drucker, qui exerce dans un sanatorium non loin de Vire, vient d’être dénoncé et arrêté par la Gestapo. Sa mère a pris le train de Rennes pour rejoindre des amis en Bretagne. Ils ont promis de la secourir. Elle descend sur le quai en tenant par la main son fils Jean, âgé d’un an. Elle est enceinte et ça se voit. A la gare de Rennes, elle doit retrouver un homme chargé de la conduire chez ses amis. Un inconnu. Elle ne porte pas l’étoile jaune et elle n’a pas de papiers.
Cà pourrait être le début d’un texte de Modiano, un de ces romans qui, dès la première ligne, vous distillent une sourde angoisse et qu’on lit d’une seul traite. Mais quand on n’est pas romancier et qu’on raconte l’histoire de sa famille, c’est une toute autre affaire. De temps en temps, besoin de souffler. Voilà pourquoi, à ce point de son récit, Michel se tait. Et que son regard s’égare entre les frondaisons rousses qui défilent derrière la vitre du TGV.
Mais très vite, le métier reprend le dessus, Michel redevient Drucker, l’animateur posé, précis, structuré, que les télespectateurs connaissent depuis toujours: « Sur cette histoire, je ne sais pas tout. Je l’ai reconstituée à partir de témoignages fragmentaires, relatés pour l’essentiel par ma marraine, Paulette Faget. Quelques années avant cette scène de la gare de Rennes, son mari, le Dr Faget avait dirigé le sanatorium normand où travaillait mon père. Les deux couples s’étaient liés. Puis le Dr Faget avait été nommé médecin-chef en Bretagne, au sana de Plémet. Quand mon père a été arrêté par la Gestapo, ma mère les a appelés à l’aide. Ils lui ont conseillé de se réfugier chez eux. Mais le train n’allait pas jusqu’à Plémet, il fallait que quelqu’un vienne la chercher à Rennes. Le Dr Faget en a parlé à un de ses amis, Pierre le Lay, lequel a persuadé son frère, Jean Le Lay, qui habitait à Rennes, de venir attendre ma mère sur le quai de la gare. Mais elle n’est pas descendue du train qu’un soldat allemand aboie « Ausweis ! Papiers ! » Jean Le Lay s’avance, s’interpose. Il parle un allemand parfait : « C’est ma femme ! ». Courage inouï : s’il est découvert, non seulement il y passe, mais aussi sa famille, sans compter ses amis de Plémet… Le soldat ne veut rien entendre. En un rien de temps, il se retrouve dans un bureau, devant un jeune officier nazi, et aux côtés de cette femme et de ce gamin dont il ne sait rien…A la première question du SS, Jean Le Lay répond dans son allemand élégant, littéraire. Le S.S. est stupéfait. Le Lay s’insinue aussitôt dans cette minuscule brèche. Il sourit, cite Goethe, Schiller…Le SS se détend peu à peu, lance une grande discussion sur la littérature allemande. Le temps passe, il oublie ma mère. Quand il revient au réel, il a gobé le mensonge de Jean Le Lay. Il engueule ses soldats, leur ordonne d’entourer ma mère, commande qu’on lui serve du lait…Et libère sur-le-champ le couple et l’enfant…»
Michel s’offre une seconde pause. J’en profite pour lui demander pourquoi, à la fin de ce terrible été 42, il est né à Vire, et non en Bretagne – car c’est de lui, bien sûr, dont était enceinte la jeune femme du quai... « Je suppose que ma mère était venue en repérages. Elle et les Faget ont dû juger qu’il valait mieux qu’elle accouche au sana de Vire. Mais je n’en sais pas plus. Chaque fois que je l’ai interrogée sur cette période, ma mère a refusé de me parler. Et quand j’insistais, elle cinglait : « J’ai mes raisons ! »
Les Faget lui avaient-ils fourni des faux-papiers ? Quoi qu’il en soit, peu après la naissance de Michel, on la retrouve à Plémet avec ses deux enfants, enregistrée sous le nom de « Druquère » , et vivant dans une chambre de bonne au second étage du château-sanatorium de Bodiffé. « Cà ne devait pas être très flambant » poursuit Michel, « ma mère a toujours appelé cette pièce « le galetas ». Mais nous étions en sécurité : les Allemands avaient une telle frousse de choper la tuberculose qu’ils n’entraient jamais au sana !Et après la guerre, ma mère avait gardé des souvenirs si enchanteurs du domaine que nous y sommes revenus systématiquement pour Noël, Pâques et les grandes vacances. Durant toute mon enfance et mon adolescence de cancre tyrannisé par un père dévorateur, le seul espoir qui me faisait tenir debout, c’était de retrouver Bodiffé pour le temps des vacances. Pour moi, le bonheur était à Plémet… »
Nouveau silence. Puis second flash-back nimbé de hasards et de coïncidences. « En 1987, TF1 a tenté de me débaucher. Déjeuner chez Francis Bouyghes. Quand je sonne, un homme un peu plus âgé que moi m’ouvre la porte. Je le salue poliment. Mais au lieu de répondre sur le même ton, il se met à me houspiller : « Tu ne me tutoies plus ? Mais je suis Patrick ! Le neveu de Pierre Le Lay, le fils de Jean Le Lay ! Tu ne te souviens pas de Plémet ? Et comment va ta mère ? » Je tombe des nues : jusqu’à cette minute, je n’avais pas fait le rapprochement entre le n° 2 de TF1 et Patrick Le Lay, le fils de Jean, l’homme qui, sur le quai de la gare de Rennes, avait sauvé ma mère en se faisant passer pour mon père … »
Le voici justement, le fameux quai : le train vient d’entrer en gare de Rennes. Le teint soudain enfiévré, Michel quitte le wagon et saute du marchepied. En touchant le sol breton, il a déjà regagné le pays de son enfance : ses yeux cherchent des bâtiments qui remontent aux années 40…Cinq minutes plus tard, du reste, devant la voiture de l’actuel maire de Plémet, le Dr Cavé, venu l’accueillir ici comme jadis Jean Le Lay le fit pour sa mère, Michel demande tout à trac: « Vous permettez que je prenne le volant ? Parce que…Je voudrais revivre la route … » Le Dr Cavé se laisse faire. Car c’est tout sauf un caprice de people. Celui qui vient de parler, c’est le gamin du livre. Le môme anxieux, tourmenté, incompris. Le roi des dix bêtises-minute doublé, en secret, d’un immense, d’un obstiné rêveur …
Et inévitablement, sur la route, trois-quarts d’heures après, quand les plaques minéralogiques des Côtes-d’Armor commencent à se multiplier, séquence-nostalgie :« Dès que je voyais ces plaques marquées 22 je commençais à respirer, à l’arrière de la 4 CV de mon père qui empestait les médicaments. J’allais enfin échapper à ses colères, à l’angoisse qu’il diffusait en permanence. 22, pour moi, c’était le chiffre du bonheur. Avec tout ce que j’y associais. Le beurre salé sur le gros pain. Les gens qui parlaient breton. Les coiffes. L’odeur du purin des vaches. Le journal « Ouest-France » en même temps que le petit déjeuner du matin. La boulangerie de la mère de Louison Bobet à Saint-Méen. La scierie Martin, où j’allais jouer avec les copeaux de bois. Et dire que c’est aussi là, dans cette scierie de Plémet, que François Pinault a commencé à bâtir son empire… Dire qu’on ne se connaissait pas, mais que des années plus tard, on est devenus amis… »
Le cercle rouge, encore une fois. On dirait même qu’il se resserre à mesure que s’annonce la Bretagne du granit et des forêts, la vieille terre des légendes, des menhirs, des fontaines sacrées qui guérissent. Le Dr Cavé, qui connaît la profonde amitié qui lie Michel à Jean Ferrat, enclenche dans le lecteur CD la piste de la chanson « Nul ne guérit de son enfance » Exclamation instantanée de Michel :« C’est le titre que j’ai failli donner à mon livre ! » Et, dans la foulée, par-dessus la voix de Ferrat,il se met à fredonner :« Mes frères et sœurs faisaient les fous/ J’ai dans la bouche l’innocence des confitures du mois d’août…» Mais trop de hasards, vraiment, trop de coïncidences. D’ordinaire si présent à ce qu’il fait, Michel en perd la route du domaine enchanté. Marche arrière, virages, toujours sur fond de Ferrat: « Celui qui vient à disparaître, pourquoi l’a-t-on quitté des yeux ? / On fait un signe à la fenêtre sans savoir que c’est un adieu… » Nouvelle marche arrière, nouveaux virages. Et alors même qu’on se croit perdus, c’est très précisément sur les derniers mots de la chanson que surgit la grille du château de Bodiffé… Le cercle rouge se referme non seulement au jour dit, mais à la seconde près…
Dans la voiture, chair de poule générale. Michel coupe le contact, chausse ses lunettes noires, se précipite dehors, s’éloigne. Et quand il revient, c’est pour constater que dans la voiture, il n’a pas été le seul à sentir ses yeux se voiler…
Cependant sa seconde nature, maîtrise et contrôle, reprend illico le dessus. Cinq minutes plus tard, quand il pénètre dans le château, aujourd’hui en pleine réfection, il a recouvré son sang-froid. Et c’est en toute sérénité qu’entre gravats, sacs de plâtre et fils électriques, il retrouve le théâtre de ses quatre-cents coups de sale môme: « Le jardin d’hiver est toujours là… Et les vitres biseautées où mon frère s’est sectionné la main…Et le plancher où Mme Piron passait la cireuse électrique…L’odeur de l’encaustique…Son chien qui s’appelait Tout-Fou… » Phénoménale mémoire de Michel Drucker. Olfactive, sensitive, affective. Je le lui fais remarquer. Il sourit : « Oui, mais je ne l’ai jamais mise au service des études ! Je ne l’ai utilisée que pour mes passions. Le vélo, le foot, la chanson, le cinéma, les gens… » Puis, vif-argent comme jamais, il se met à bombarder de questions Marcel Nouet, le nouveau propriétaire du domaine: « Et la grande cheminée de bois, toujours en place? Et la volière, sur le toit, où je n’avais pas le droit de monter ? » On le rassure : tout est là. Et tout restera. Même le « galetas » sous les toits.
Je redoute pour lui la redécouverte de la vieille chambre. Mais non, il affronte froidement la montée de l’escalier, le long couloir, enfin la petite soupente. Mieux encore, intuitif comme pas deux, il devance mes questions: « Je n’ai guère de souvenirs du temps où ma mère fut cachée. Je me rappelle surtout de l’époque où on revenait pour les vacances. Je revois mon grand lit de fer, mon gros édredon, le transistor que j’allumais pour suivre le Tour de France. Et mes jeux de billes avec mon frère Jean, aujourd’hui disparu. J’avais beau faire, il gagnait toujours… » Il se dirige vers la fenêtre, guette un instant le parc: « Le buisson de roseaux au fond du parc… ? » A sa voix soudain plus sourde, je pressens que le gamin intenable qu’il fut n’a pas vécu ses souvenirs les plus intenses à l’intérieur du château mais dehors, à l’air libre du « Bois des Fées »… Le propriétaire l’a lui aussi deviné : il nous emmène aussitôt dans le parc. Où, d’un accord tacite, nous laissons Michel, désormais apaisé, partir seul à la rencontre de son secret d’enfance. Non seulement le cercle rouge de Plémet lui a sauvé la vie, mais c’est dans ce bois-refuge retrouvé au jour dit qu’il a emmagasiné la prodigieuse énergie qui, à 65 ans passés, continue d’assurer son succès auprès du public. Pas de doute, c’est sous ces arbres que le gamin mal-aimé, et cependant jamais désespéré de l’amour, a rêvé de recréer à tout moment et en tous lieux les grandes fraternités humaines. Alors, tandis qu’il s’en va retrouver à pas lents son mystérieux buisson de roseaux, j’interroge comme une gamine, moi aussi, les arbres de Bodiffé. En reprenant à mi-voix, comme lui, des bribes de Jean Ferrat: « Chacun de nous a son histoire/ Et dans notre cœur à l’affût/ Le va et vient de la mémoire/ Ouvre et déchire ce qu’il fut… »
Nous sommes au jour dit. Et nous filons vers le cercle rouge de Michel, cette Bretagne profonde où, il y a 65 ans, s’est noué son destin. Si j’ai tellement tenu à l’y entraîner, c’est qu’à la lecture de « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? le livre de souvenirs qu’il vient de publier chez Robert Laffont, j’ai été moi-même troublée par de bizarres coïncidences. Au fil de ces pages à la fois ravageuses et tendres où il retrace, en même temps que son parcours à la télé, son enfance dévastée par un père effroyablement despotique, plusieurs détails m’ont arrêtée. Ses parents se sont aimés à Kerpape, une plage du Morbihan où j’ai très souvent joué lorsque j’étais gamine. Puis le couple s’est marié à Ploemeur : là où est née ma mère, là où est mort mon père. Enfin, par le plus grand des hasards,il y a moins de trois semaines, je suis passée par le bourg de Plémet, à qui Michel affirme devoir la vie. C’était la première fois que j’y mettais les pieds ; et j’y ai visité le château qui fut son paradis d’enfance. Un domaine enchanteur jusque dans son nom: Bodiffé. En breton, « Le Bois des Fées »…
Donc pas sorcier de saisir pourquoi, à l’approche de Rennes, l’œil de Michel se fait flou. Surtout si on connaît la date où son « cercle rouge » a commencé de tracer sa boucle : l’été 42.Ses parents sont juifs. Son père , le Dr Abraham Drucker, qui exerce dans un sanatorium non loin de Vire, vient d’être dénoncé et arrêté par la Gestapo. Sa mère a pris le train de Rennes pour rejoindre des amis en Bretagne. Ils ont promis de la secourir. Elle descend sur le quai en tenant par la main son fils Jean, âgé d’un an. Elle est enceinte et ça se voit. A la gare de Rennes, elle doit retrouver un homme chargé de la conduire chez ses amis. Un inconnu. Elle ne porte pas l’étoile jaune et elle n’a pas de papiers.
Cà pourrait être le début d’un texte de Modiano, un de ces romans qui, dès la première ligne, vous distillent une sourde angoisse et qu’on lit d’une seul traite. Mais quand on n’est pas romancier et qu’on raconte l’histoire de sa famille, c’est une toute autre affaire. De temps en temps, besoin de souffler. Voilà pourquoi, à ce point de son récit, Michel se tait. Et que son regard s’égare entre les frondaisons rousses qui défilent derrière la vitre du TGV.
Mais très vite, le métier reprend le dessus, Michel redevient Drucker, l’animateur posé, précis, structuré, que les télespectateurs connaissent depuis toujours: « Sur cette histoire, je ne sais pas tout. Je l’ai reconstituée à partir de témoignages fragmentaires, relatés pour l’essentiel par ma marraine, Paulette Faget. Quelques années avant cette scène de la gare de Rennes, son mari, le Dr Faget avait dirigé le sanatorium normand où travaillait mon père. Les deux couples s’étaient liés. Puis le Dr Faget avait été nommé médecin-chef en Bretagne, au sana de Plémet. Quand mon père a été arrêté par la Gestapo, ma mère les a appelés à l’aide. Ils lui ont conseillé de se réfugier chez eux. Mais le train n’allait pas jusqu’à Plémet, il fallait que quelqu’un vienne la chercher à Rennes. Le Dr Faget en a parlé à un de ses amis, Pierre le Lay, lequel a persuadé son frère, Jean Le Lay, qui habitait à Rennes, de venir attendre ma mère sur le quai de la gare. Mais elle n’est pas descendue du train qu’un soldat allemand aboie « Ausweis ! Papiers ! » Jean Le Lay s’avance, s’interpose. Il parle un allemand parfait : « C’est ma femme ! ». Courage inouï : s’il est découvert, non seulement il y passe, mais aussi sa famille, sans compter ses amis de Plémet… Le soldat ne veut rien entendre. En un rien de temps, il se retrouve dans un bureau, devant un jeune officier nazi, et aux côtés de cette femme et de ce gamin dont il ne sait rien…A la première question du SS, Jean Le Lay répond dans son allemand élégant, littéraire. Le S.S. est stupéfait. Le Lay s’insinue aussitôt dans cette minuscule brèche. Il sourit, cite Goethe, Schiller…Le SS se détend peu à peu, lance une grande discussion sur la littérature allemande. Le temps passe, il oublie ma mère. Quand il revient au réel, il a gobé le mensonge de Jean Le Lay. Il engueule ses soldats, leur ordonne d’entourer ma mère, commande qu’on lui serve du lait…Et libère sur-le-champ le couple et l’enfant…»
Michel s’offre une seconde pause. J’en profite pour lui demander pourquoi, à la fin de ce terrible été 42, il est né à Vire, et non en Bretagne – car c’est de lui, bien sûr, dont était enceinte la jeune femme du quai... « Je suppose que ma mère était venue en repérages. Elle et les Faget ont dû juger qu’il valait mieux qu’elle accouche au sana de Vire. Mais je n’en sais pas plus. Chaque fois que je l’ai interrogée sur cette période, ma mère a refusé de me parler. Et quand j’insistais, elle cinglait : « J’ai mes raisons ! »
Les Faget lui avaient-ils fourni des faux-papiers ? Quoi qu’il en soit, peu après la naissance de Michel, on la retrouve à Plémet avec ses deux enfants, enregistrée sous le nom de « Druquère » , et vivant dans une chambre de bonne au second étage du château-sanatorium de Bodiffé. « Cà ne devait pas être très flambant » poursuit Michel, « ma mère a toujours appelé cette pièce « le galetas ». Mais nous étions en sécurité : les Allemands avaient une telle frousse de choper la tuberculose qu’ils n’entraient jamais au sana !Et après la guerre, ma mère avait gardé des souvenirs si enchanteurs du domaine que nous y sommes revenus systématiquement pour Noël, Pâques et les grandes vacances. Durant toute mon enfance et mon adolescence de cancre tyrannisé par un père dévorateur, le seul espoir qui me faisait tenir debout, c’était de retrouver Bodiffé pour le temps des vacances. Pour moi, le bonheur était à Plémet… »
Nouveau silence. Puis second flash-back nimbé de hasards et de coïncidences. « En 1987, TF1 a tenté de me débaucher. Déjeuner chez Francis Bouyghes. Quand je sonne, un homme un peu plus âgé que moi m’ouvre la porte. Je le salue poliment. Mais au lieu de répondre sur le même ton, il se met à me houspiller : « Tu ne me tutoies plus ? Mais je suis Patrick ! Le neveu de Pierre Le Lay, le fils de Jean Le Lay ! Tu ne te souviens pas de Plémet ? Et comment va ta mère ? » Je tombe des nues : jusqu’à cette minute, je n’avais pas fait le rapprochement entre le n° 2 de TF1 et Patrick Le Lay, le fils de Jean, l’homme qui, sur le quai de la gare de Rennes, avait sauvé ma mère en se faisant passer pour mon père … »
Le voici justement, le fameux quai : le train vient d’entrer en gare de Rennes. Le teint soudain enfiévré, Michel quitte le wagon et saute du marchepied. En touchant le sol breton, il a déjà regagné le pays de son enfance : ses yeux cherchent des bâtiments qui remontent aux années 40…Cinq minutes plus tard, du reste, devant la voiture de l’actuel maire de Plémet, le Dr Cavé, venu l’accueillir ici comme jadis Jean Le Lay le fit pour sa mère, Michel demande tout à trac: « Vous permettez que je prenne le volant ? Parce que…Je voudrais revivre la route … » Le Dr Cavé se laisse faire. Car c’est tout sauf un caprice de people. Celui qui vient de parler, c’est le gamin du livre. Le môme anxieux, tourmenté, incompris. Le roi des dix bêtises-minute doublé, en secret, d’un immense, d’un obstiné rêveur …
Et inévitablement, sur la route, trois-quarts d’heures après, quand les plaques minéralogiques des Côtes-d’Armor commencent à se multiplier, séquence-nostalgie :« Dès que je voyais ces plaques marquées 22 je commençais à respirer, à l’arrière de la 4 CV de mon père qui empestait les médicaments. J’allais enfin échapper à ses colères, à l’angoisse qu’il diffusait en permanence. 22, pour moi, c’était le chiffre du bonheur. Avec tout ce que j’y associais. Le beurre salé sur le gros pain. Les gens qui parlaient breton. Les coiffes. L’odeur du purin des vaches. Le journal « Ouest-France » en même temps que le petit déjeuner du matin. La boulangerie de la mère de Louison Bobet à Saint-Méen. La scierie Martin, où j’allais jouer avec les copeaux de bois. Et dire que c’est aussi là, dans cette scierie de Plémet, que François Pinault a commencé à bâtir son empire… Dire qu’on ne se connaissait pas, mais que des années plus tard, on est devenus amis… »
Le cercle rouge, encore une fois. On dirait même qu’il se resserre à mesure que s’annonce la Bretagne du granit et des forêts, la vieille terre des légendes, des menhirs, des fontaines sacrées qui guérissent. Le Dr Cavé, qui connaît la profonde amitié qui lie Michel à Jean Ferrat, enclenche dans le lecteur CD la piste de la chanson « Nul ne guérit de son enfance » Exclamation instantanée de Michel :« C’est le titre que j’ai failli donner à mon livre ! » Et, dans la foulée, par-dessus la voix de Ferrat,il se met à fredonner :« Mes frères et sœurs faisaient les fous/ J’ai dans la bouche l’innocence des confitures du mois d’août…» Mais trop de hasards, vraiment, trop de coïncidences. D’ordinaire si présent à ce qu’il fait, Michel en perd la route du domaine enchanté. Marche arrière, virages, toujours sur fond de Ferrat: « Celui qui vient à disparaître, pourquoi l’a-t-on quitté des yeux ? / On fait un signe à la fenêtre sans savoir que c’est un adieu… » Nouvelle marche arrière, nouveaux virages. Et alors même qu’on se croit perdus, c’est très précisément sur les derniers mots de la chanson que surgit la grille du château de Bodiffé… Le cercle rouge se referme non seulement au jour dit, mais à la seconde près…
Dans la voiture, chair de poule générale. Michel coupe le contact, chausse ses lunettes noires, se précipite dehors, s’éloigne. Et quand il revient, c’est pour constater que dans la voiture, il n’a pas été le seul à sentir ses yeux se voiler…
Cependant sa seconde nature, maîtrise et contrôle, reprend illico le dessus. Cinq minutes plus tard, quand il pénètre dans le château, aujourd’hui en pleine réfection, il a recouvré son sang-froid. Et c’est en toute sérénité qu’entre gravats, sacs de plâtre et fils électriques, il retrouve le théâtre de ses quatre-cents coups de sale môme: « Le jardin d’hiver est toujours là… Et les vitres biseautées où mon frère s’est sectionné la main…Et le plancher où Mme Piron passait la cireuse électrique…L’odeur de l’encaustique…Son chien qui s’appelait Tout-Fou… » Phénoménale mémoire de Michel Drucker. Olfactive, sensitive, affective. Je le lui fais remarquer. Il sourit : « Oui, mais je ne l’ai jamais mise au service des études ! Je ne l’ai utilisée que pour mes passions. Le vélo, le foot, la chanson, le cinéma, les gens… » Puis, vif-argent comme jamais, il se met à bombarder de questions Marcel Nouet, le nouveau propriétaire du domaine: « Et la grande cheminée de bois, toujours en place? Et la volière, sur le toit, où je n’avais pas le droit de monter ? » On le rassure : tout est là. Et tout restera. Même le « galetas » sous les toits.
Je redoute pour lui la redécouverte de la vieille chambre. Mais non, il affronte froidement la montée de l’escalier, le long couloir, enfin la petite soupente. Mieux encore, intuitif comme pas deux, il devance mes questions: « Je n’ai guère de souvenirs du temps où ma mère fut cachée. Je me rappelle surtout de l’époque où on revenait pour les vacances. Je revois mon grand lit de fer, mon gros édredon, le transistor que j’allumais pour suivre le Tour de France. Et mes jeux de billes avec mon frère Jean, aujourd’hui disparu. J’avais beau faire, il gagnait toujours… » Il se dirige vers la fenêtre, guette un instant le parc: « Le buisson de roseaux au fond du parc… ? » A sa voix soudain plus sourde, je pressens que le gamin intenable qu’il fut n’a pas vécu ses souvenirs les plus intenses à l’intérieur du château mais dehors, à l’air libre du « Bois des Fées »… Le propriétaire l’a lui aussi deviné : il nous emmène aussitôt dans le parc. Où, d’un accord tacite, nous laissons Michel, désormais apaisé, partir seul à la rencontre de son secret d’enfance. Non seulement le cercle rouge de Plémet lui a sauvé la vie, mais c’est dans ce bois-refuge retrouvé au jour dit qu’il a emmagasiné la prodigieuse énergie qui, à 65 ans passés, continue d’assurer son succès auprès du public. Pas de doute, c’est sous ces arbres que le gamin mal-aimé, et cependant jamais désespéré de l’amour, a rêvé de recréer à tout moment et en tous lieux les grandes fraternités humaines. Alors, tandis qu’il s’en va retrouver à pas lents son mystérieux buisson de roseaux, j’interroge comme une gamine, moi aussi, les arbres de Bodiffé. En reprenant à mi-voix, comme lui, des bribes de Jean Ferrat: « Chacun de nous a son histoire/ Et dans notre cœur à l’affût/ Le va et vient de la mémoire/ Ouvre et déchire ce qu’il fut… »