Agenda
UN CRIME SANS IMPORTANCE-PLEINE PAGE DU TELEGRAMME
Le 24 ao�t 2020
Gratitude au TELEGRAMME pour sa pleine page et sa superbe interview " TETE D'AFFICHE " de Guenaëlle DAUJON sur " UN CRIME SANS IMPORTANCE".
En voici le texte:
Tête d’affiche
IRÈNE FRAIN
« Le sang versé exige dela société un minimum d’explications »
L'auteure bretonne Irène Frain, dans « Un crime sans importance », écrit sur l'indicible : le meurtre de sa sœur. De l'absence d'un rapport de police au silence de la justice, l'auteure « rapièce, répare »une histoire familiale opaque. Elle fait face à la tristesse, la colère et aborde ce qu'elle nomme : « l'envers de nos vies ». Un espace négatif où le pire existe.
Avec « Un crime sans importance » Irène Frain a voulu « vaincre les silences qui entourent le meurtre, toujours non-élucidé, de sa grande sœur.
Propos recueillis par Guénaêlle Daujon
Vous avez entrepris l'écriture de ce livre 14 mois après le meurtre de votre sœur Denise, « quand le silence m'est devenu insupportable » écrivez-vous. Quel est ce silence qui a engendré la nécessité d'écrire ?
D'abord celui de la famille. Puis le silence de la justice et de la police, méprisant et insoutenable, quand j'ai tenté de les joindre par la voie légale, un avocat. Or c'est une loi commune depuis que les sociétés civilisées existent : le sang versé exige que la société livre un minimum d'explications, sinon les proches de la victime sont dévastés à jamais. C'est pour cette raison que le droit et la justice ont été inventés.
Dans les 60 premières pages du livre,vous nommez votre sœur « la victime ». À quelle distance vous êtes-vous mise pour écrire ce récit ?
Celle d'un narrateur extérieur factuel et calme, seule façon de conduire le lecteur à comprendre ce qu'est réellement le meurtre d'un proche. Mais plus tard, quand j'interviens dans le récit, je m'interdis tout pathos et auto-apitoiement: c'est Denise la victime, pas moi. ça n'empêche pas l'émotion. La vraie, sobre, sans mise en scène, en dépit-de l'horreur des faits
A quel moment le récit de soi et l'enquête familiale ont-elles été les formes nécessaires du livre?
Je n'avais aucun moyen de comprendre le mutisme de la police et de la justice. Pour ma famille, en revanche, je disposais d'éléments : un nœud de vipères ancien qui s'est resserré autour de moi quand j'ai commencé à écrire: l'écrivain, dans une famille, ce si commode épouvantail... Jusque-là, j'en avais tu l'aspect le plus douloureux, qui concernait Denise. À ma grande surprise, ce secret fut évoqué publiquement lors de ses obsèques.
Peu à peu, j'ai saisi qu'il avait quelque chose à voir avec le silence de ma famille.
Du ravage intime à la violence des périphéries où vivait Denise, vous cherchez le lien entre le parcours de votre sœur, l'évolution des banlieues et le crime. Comment avez-vous construit et lié ces différents éléments ?
Le fil du livre s'est imposé sans calcul : Denise n'est pas un numéro de dossier, mais une personne. Donc comment, chez elle et en plein jour, a-telle pu se retrouver au mauvais
moment et au mauvais endroit? Puis, grâce à cinq articles de presse échelonnés sur quelques mois, j'ai appris qu'après Denise, cinq autres personnes âgées et fragiles, menant comme elle une vie calme et discrète, dans cette banlieue à 25 km de Paris avaient été sauvagement agressées après elle, avec le même mode opératoire, arme, jours, horaires, type de lieu. Qu'était cette petite ville d'apparence paisible?
Ces agressions n'ont pas été évoquées dans la presse et il semblerait qu'à ce moment-là, on n'aurait pas prévenu les seniors du danger.
Sur la violence du meurtre, « zone d'effroi » dites-vous, vous cherchez les mots. Les nuits d'insomnie, la paralysie judiciaire, le rejet familial.
La parole écrite est-elle une parole libérée?
Oui, si la décision d'écrire est prise en âme et conscience, non sous le coup d'une impulsion, et avec un objectif de respect et d'humanité. Je me suis décidée tard, quand j'ai enfin compris que seule la littérature pouvait rendre compte de cette histoire: Le travail de l'écrivain, c'est de raconter la vie sous tous ses aspects et en toute liberté, animé par la seule passion du mot juste et de la vérité.
« Quand on agresse les personnes fragiles ou qu'on les tue, elles n'intéressent guère si elles n'ont ni fortune ni secrets émoustillants ».Vous parlez de votre sœur comme d'une « victime invisible ». Une vieille dame qui n'intéresse personne, dites-vous, ne soulève pas les foules. Est-ce de cette invisibilité que vous avez voulu parler ?
Oui. Toutes les vies se valent. Les célèbres, les anonymes, les flamboyantes, les fragiles, notamment celles des vieux que nous serons tous un jour. Eux, quand on les agresse ou qu'on les tue, ils n'intéressent guère s'ils n'ont ni fortune ni secrets émoustillants.
Les proches d'une victime de meurtre non élucidé sont-elles aussi des victimes ?
Bien sûr, mais personnellement je me définis plutôt comme quelqu'un qui refuse l'injustice, le mépris, l'opacité. Sans pour autant me prendre pour une justicière. Avec ce livre, j'ai simplement tenté de donner une chance au dossier de Denise avec les moyens qui sont les miens, l'écriture.
Au-delà de l'exploration de votre douleur intime vous retracez les méandres et absences du « Mastodonte », une justice exsangue et incapable. Pour pallier les dysfonctionnements de la justice, vous devenez enquêtrice. Se porter partie civile relève du chemin de croix. Le livre est-il aussi un manifeste contre ces failles ?
Je me suis bornée à relater mon expérience. On me dit maintenant que mon livre est un état des lieu très exact. Une réalité affligeante et terrifiante.
Vous qualifiez ce livre de récit plutôt que de roman. Votre intention n'est-elle pas pourtant de transformer des statistiques en littérature ?
Le propre de la littérature est d'explorer l'inconnu de nos vies. J'ai exploré le versant inconnu d'un crime. Dans un récit et pas dans une fiction, car les faits sont déjà assez ahurissants comme ça !
En refermant le livre, on se dit que l'impunité est impossible. Le livre est sorti le 20 août 2020, votre sœur est morte le 8 septembre 2018. Qu'en est-il de l'enquête ?
Quelques jours avant la parution du livre, le dossier de Denise a miraculeusement atterri sur le bureau de mon avocat!
Combien de crimes en France sont sans importance » ?
C'est bien la question ! Je ne suis pas tout à fait une anonyme, j'écris et je suis publiée. Ça aide ! Comment font les autres ?
En écrivant ce livre, vous dites avoir retrouvé votre place dans « la tribu des humains ». Quelle est la place de l'écrivain ?
Avec ce livre, j'ai vaincu les silences. Je suis entrée dans le partage de la parole, sans lequel il n'y a pas de réparation du sang versé. Et en rendant à Denise son humanité, je me suis acquittée de la dette que j'avais envers elle. Sans elle, je n'aurais pas eu accès au monde fabuleux de la littérature. Le versant lumineux de la vie.
" Un crime sans importance " aux Éditions du Seuil
En voici le texte:
Tête d’affiche
IRÈNE FRAIN
« Le sang versé exige dela société un minimum d’explications »
L'auteure bretonne Irène Frain, dans « Un crime sans importance », écrit sur l'indicible : le meurtre de sa sœur. De l'absence d'un rapport de police au silence de la justice, l'auteure « rapièce, répare »une histoire familiale opaque. Elle fait face à la tristesse, la colère et aborde ce qu'elle nomme : « l'envers de nos vies ». Un espace négatif où le pire existe.
Avec « Un crime sans importance » Irène Frain a voulu « vaincre les silences qui entourent le meurtre, toujours non-élucidé, de sa grande sœur.
Propos recueillis par Guénaêlle Daujon
Vous avez entrepris l'écriture de ce livre 14 mois après le meurtre de votre sœur Denise, « quand le silence m'est devenu insupportable » écrivez-vous. Quel est ce silence qui a engendré la nécessité d'écrire ?
D'abord celui de la famille. Puis le silence de la justice et de la police, méprisant et insoutenable, quand j'ai tenté de les joindre par la voie légale, un avocat. Or c'est une loi commune depuis que les sociétés civilisées existent : le sang versé exige que la société livre un minimum d'explications, sinon les proches de la victime sont dévastés à jamais. C'est pour cette raison que le droit et la justice ont été inventés.
Dans les 60 premières pages du livre,vous nommez votre sœur « la victime ». À quelle distance vous êtes-vous mise pour écrire ce récit ?
Celle d'un narrateur extérieur factuel et calme, seule façon de conduire le lecteur à comprendre ce qu'est réellement le meurtre d'un proche. Mais plus tard, quand j'interviens dans le récit, je m'interdis tout pathos et auto-apitoiement: c'est Denise la victime, pas moi. ça n'empêche pas l'émotion. La vraie, sobre, sans mise en scène, en dépit-de l'horreur des faits
A quel moment le récit de soi et l'enquête familiale ont-elles été les formes nécessaires du livre?
Je n'avais aucun moyen de comprendre le mutisme de la police et de la justice. Pour ma famille, en revanche, je disposais d'éléments : un nœud de vipères ancien qui s'est resserré autour de moi quand j'ai commencé à écrire: l'écrivain, dans une famille, ce si commode épouvantail... Jusque-là, j'en avais tu l'aspect le plus douloureux, qui concernait Denise. À ma grande surprise, ce secret fut évoqué publiquement lors de ses obsèques.
Peu à peu, j'ai saisi qu'il avait quelque chose à voir avec le silence de ma famille.
Du ravage intime à la violence des périphéries où vivait Denise, vous cherchez le lien entre le parcours de votre sœur, l'évolution des banlieues et le crime. Comment avez-vous construit et lié ces différents éléments ?
Le fil du livre s'est imposé sans calcul : Denise n'est pas un numéro de dossier, mais une personne. Donc comment, chez elle et en plein jour, a-telle pu se retrouver au mauvais
moment et au mauvais endroit? Puis, grâce à cinq articles de presse échelonnés sur quelques mois, j'ai appris qu'après Denise, cinq autres personnes âgées et fragiles, menant comme elle une vie calme et discrète, dans cette banlieue à 25 km de Paris avaient été sauvagement agressées après elle, avec le même mode opératoire, arme, jours, horaires, type de lieu. Qu'était cette petite ville d'apparence paisible?
Ces agressions n'ont pas été évoquées dans la presse et il semblerait qu'à ce moment-là, on n'aurait pas prévenu les seniors du danger.
Sur la violence du meurtre, « zone d'effroi » dites-vous, vous cherchez les mots. Les nuits d'insomnie, la paralysie judiciaire, le rejet familial.
La parole écrite est-elle une parole libérée?
Oui, si la décision d'écrire est prise en âme et conscience, non sous le coup d'une impulsion, et avec un objectif de respect et d'humanité. Je me suis décidée tard, quand j'ai enfin compris que seule la littérature pouvait rendre compte de cette histoire: Le travail de l'écrivain, c'est de raconter la vie sous tous ses aspects et en toute liberté, animé par la seule passion du mot juste et de la vérité.
« Quand on agresse les personnes fragiles ou qu'on les tue, elles n'intéressent guère si elles n'ont ni fortune ni secrets émoustillants ».Vous parlez de votre sœur comme d'une « victime invisible ». Une vieille dame qui n'intéresse personne, dites-vous, ne soulève pas les foules. Est-ce de cette invisibilité que vous avez voulu parler ?
Oui. Toutes les vies se valent. Les célèbres, les anonymes, les flamboyantes, les fragiles, notamment celles des vieux que nous serons tous un jour. Eux, quand on les agresse ou qu'on les tue, ils n'intéressent guère s'ils n'ont ni fortune ni secrets émoustillants.
Les proches d'une victime de meurtre non élucidé sont-elles aussi des victimes ?
Bien sûr, mais personnellement je me définis plutôt comme quelqu'un qui refuse l'injustice, le mépris, l'opacité. Sans pour autant me prendre pour une justicière. Avec ce livre, j'ai simplement tenté de donner une chance au dossier de Denise avec les moyens qui sont les miens, l'écriture.
Au-delà de l'exploration de votre douleur intime vous retracez les méandres et absences du « Mastodonte », une justice exsangue et incapable. Pour pallier les dysfonctionnements de la justice, vous devenez enquêtrice. Se porter partie civile relève du chemin de croix. Le livre est-il aussi un manifeste contre ces failles ?
Je me suis bornée à relater mon expérience. On me dit maintenant que mon livre est un état des lieu très exact. Une réalité affligeante et terrifiante.
Vous qualifiez ce livre de récit plutôt que de roman. Votre intention n'est-elle pas pourtant de transformer des statistiques en littérature ?
Le propre de la littérature est d'explorer l'inconnu de nos vies. J'ai exploré le versant inconnu d'un crime. Dans un récit et pas dans une fiction, car les faits sont déjà assez ahurissants comme ça !
En refermant le livre, on se dit que l'impunité est impossible. Le livre est sorti le 20 août 2020, votre sœur est morte le 8 septembre 2018. Qu'en est-il de l'enquête ?
Quelques jours avant la parution du livre, le dossier de Denise a miraculeusement atterri sur le bureau de mon avocat!
Combien de crimes en France sont sans importance » ?
C'est bien la question ! Je ne suis pas tout à fait une anonyme, j'écris et je suis publiée. Ça aide ! Comment font les autres ?
En écrivant ce livre, vous dites avoir retrouvé votre place dans « la tribu des humains ». Quelle est la place de l'écrivain ?
Avec ce livre, j'ai vaincu les silences. Je suis entrée dans le partage de la parole, sans lequel il n'y a pas de réparation du sang versé. Et en rendant à Denise son humanité, je me suis acquittée de la dette que j'avais envers elle. Sans elle, je n'aurais pas eu accès au monde fabuleux de la littérature. Le versant lumineux de la vie.
" Un crime sans importance " aux Éditions du Seuil