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ARTICLE DE BERNARD PIVOT SUR "SORTI DE RIEN"
Le 05 novembre 2013
Plusieurs internautes n'ayant pu se procurer le Journal du Dimanche du 3 novembre pour litre la superbe critique que Bernard PIVOT y a consacré à " Sorti de rien", sous le titre " DES BRETONS EN COLERE", nous le mettons ici en ligne.

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DES BRETONS EN COLERE
Bernard Pivot de l'académie Concourt

IRENE FRAIN S'EST LANCÉE À LA CONQUÊTE DE SES ORIGINES. ELLE A ÉCRIT UN TRÈS BEAU LIVRE DE MÉMOIRE, DE LUMIÈRE ET D'AMOUR FILIAL


Les écrivains ne devraient raconter l'histoire de leur père et de leur mère que si ceux-ci étaient très riches ou très pauvres, des illettrés ou des têtes, des bons ou des méchants. C'est comme à l'école : ne sont intéressants que les cracks et les cancres. Dans l'entre-deux, dans la moyenne, il y a trop de monde, et on s'ennuie un peu. Ce qui est passionnant, c'est l'homme ou la femme parti de rien. Et qui est arrivé, bien sûr. Arrivé où ? Jusqu'à l'admiration, et même à la vénération de ses enfants. Jusqu'au livre écrit par l'un d'eux. Par reconnaissance. Pour qu'il en reste une trace. Parce que l'écrivain veut comprendre comment sa propre histoire a découlé de la leur, père ou mère, ou de leurs histoires à tous les deux, père et mère.

Un soir, Irène Frain a été piquée au vif. Un journaliste l'a présentée au public en affirmant qu'elle était « sortie de rien ». « Partie de rien », passe encore, c'est actif, c'est méritoire. « Sortie de rien », c'est passif, c'est nul, ce n'est rien.

Comment son père et sa mère, du pays de Cléguérec, Jean et Simone Le Pohon, des Bretons, des riens ? Vexée, en colère, Irène Frain ! La romancière du Nabab, de Devi, de L'Homme fatal, etc., s'est lancée à la conquête de ses origines. Exploratrice de greniers, de livres et de correspondances privées, enquêteuse sur le terrain, intervieweuse de témoins ou de leurs descendants, fouineuse de secrets, elle a écrit un très beau livre de mémoire, de lumière et d'amour filial, Sort! de rien. Tout compte fait, à ce journaliste pas bien finaud, elle peut maintenant montrer de la gratitude.

Il est probable qu'Irène Frain doit son tempérament de romancière à son père, bel homme taiseux, taciturne, austère, fier, rebelle, aimé des femmes, amoureux des mots. Il y eut du romanesque dans la vie de ce « dixième de dix ». C'est ainsi que sa fille le nomme puisqu'il est le dixième et dernier enfant de Marie-Anne, une sacrée femme, une mère despotique ! Qui chasse l'une de ses filles en la bombardant de pommes. Qui refuse que Jean, le dixième de dix, qui a brillamment réussi le certificat d'études, les poursuive au collège. Ils sont pauvres. Lui aussi doit travailler. « Mon fils fera beutjul chez Le Bourhis. » C'est-à-dire vacher chez un gros fermier. Il a 11 ans.

Quatre ans après, soûlé d'humiliations, il claque la porte de cet enfer de fumier et de boue. Il rejoint l'un de ses frères à Lorient et devient maçon. Le travail de la pierre lui plaît. Il réapprend le français qu'il avait oublié au cul des vaches et dans la compagnie des cochons. Plus tard, à 22 ans, il retournera dans la ferme pour cimenter un mur. , Sur une plaque, il a apposé son nom « Le Pohon Jean 1936 ». C'est son paiement. C'est sa revanche. C'est sa fierté. On imagine les sentiments d'Irène Frain découvrant et photographiant cette inscription.

Il y eut deux Irène dans la vie amoureuse de Jean Le Pohon. Une immense passion pour la seconde. Mais c'est Simone qu'il épousa. « II l'a aimée, je crois, écrit leur fille. À sa façon, tout en écart. Cinq minutes de confidences, des heures de silence.Elle n'entendit que le silence. » Mais Simone, qui était au courant de l'existence d'Irène II, qui fit une colère mémorable quand elle, découvrit qu'elle avait osé relancer son mari, pourquoi et comment accepta-t-elle de donner le prénom d'Irène à sa troisième et dernière fille ? Irène Frain a découvert la réponse.

Signe de son caractère énergique, de sa volonté de n'être pas seulement un manuel, le dixième de dix noircissait des carnets de notes et de réflexions pendant sa captivité en Allemagne. Au scandale des autres prisonniers, il apprit l'allemand. Il en revint changé. « II est déjà le père que j'aurai, cet homme à la joie brève, couvant ses secrets, aussi acéré et dur, parfois, que les arêtes de quartzite qui couronnent sa chère forêt de Quénécan. »
Sorti de rien est aussi un portrait de la Bretagne de la première moitié du siècle dernier. Les Blancs, parti des curés, et les Rouges, parti des ouvriers. Le peuple des forêts : bardes, ermites, errants, lépreux. Les colères de la nature, les rochers du diable, les esprits qu'on va visiter. Ces hommes qui savent tout des cadastres d'hier et d'aujourd'hui. Lorient sauvagement bombardé...

Au plaisir de lire le récit d'Irène Frain on ajoutera la fructueuse lecture de l'impressionnant Dictionnaire amoureux de la Bretagne, de Yann Queffélec.

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